Les tribunes

Titre Les tribunes
Dossier Histoire et mémoire(s) Sébastien Ledoux

Dossier Histoire et mémoire(s)

Sébastien Ledoux

Dossier Histoire et mémoire(s) Sébastien Ledoux

Sébastien Ledoux est historien et maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne. Spécialiste des questions mémorielles, il publie sa thèse (Prix INA) Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire en 2016 chez CNRS Éditions, La nation en récit en 2021 et L’Algérie de Macron (avec Paul Max Morin) en 2024. Il a également dirigé plusieurs dossiers de revue depuis 2020. Demain, jeudi 5 septembre, sera publié son dossier Histoire et mémoire(s) par CNRS Éditions. Ce dossier revient sur les évolutions majeures du rapport des sociétés à leur passé. Entre justice mémorielle, conflits autour des monuments, et nouvelles formes de commémoration, ce numéro éclaire la place grandissante de la mémoire dans nos vies, des dispositifs de réconciliation internationaux aux expressions artistiques et numériques. Un panorama essentiel pour comprendre comment la mémoire façonne et restructure notre quotidien collectif et individuel.

Quarante ans après la publication du premier tome des Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora, marquant l’investissement des historiens sur la mémoire, le dossier Histoire et mémoire(s) de la documentation photographique édité par CNRS Éditions propose une mise au point sur le sujet prenant en compte les évolutions majeures, tant sociales que scientifiques, à l’échelle nationale et internationale. 

Il documente la place prise par la mémoire dans nos sociétés contemporaines, des activités de tourisme de masse aux dispositifs de réconciliation menés dans de nombreux pays, des espaces commémoratifs créés comme les musées-mémoriaux ou contestés par des graffitis ou les déboulonnages, au temps commémoratifs spontanés ou institutionnalisés, comme actuellement les commémorations du 80e anniversaire de la Libération en France. 

Notre quotidien apparaît ainsi rythmé par des actualités qui concernent différents passés. Comme si le passé était devenu avant tout un problème qui devait connaitre une régulation pour les individus et les collectivités, faisant de la mémoire un cadre restructurant notre vie affective et sociale. 

La multiplication depuis trente ans des journées de commémoration et des lieux de mémoire indiquent en tout cas une évolution de notre rapport au passé, de sa trame narrative orientée vers l’hommage aux victimes, comme de ses objets. La multiplication des supports mémoriels dans notre quotidien, qu’ils soient artistiques (cinéma, littérature, sculpture, architecture, bande dessinée, théâtre, danse) ou désormais numériques, constitue un autre trait significatif des mutations à l’œuvre. 

Ce changement de notre environnement mémoriel a une histoire que ce dossier présente à travers 80 documents pour la plupart photographiques, complétés par d’autres sources visuelles et écrites. Car si la mémoire est un « présent du passé » selon la formule du théologien Saint-Augustin (354-430), elle est aussi un devenir du passé. Qu’elle soit individuelle ou collective, la mémoire fonctionne de manière dynamique dans le cadre d’interactions sociales (individu-collectif) et temporelles (passé-présent-futur). Ce dossier adopte ainsi une perspective résolument historienne en dépliant, dans une approche diachronique, les différentes temporalités qui se jouent sur tel ou tel objet du passé : les commémorations du 11 Novembre, celles du 8 mars pour la journée de la femme, le rituel de la minute de silence, le site du Mont-Valérien, la statue de l’esclavagiste Colston à Bristol, le monument de l’artiste Jochen Gerz à Hambourg. 

Les cinq thèmes choisis qui organisent ce panorama des questions mémorielles contemporaines, rendent également compte d’un certain nombre d’évolutions. Le thème consacré au rôle de la justice illustre les imbrications de plus en plus fortes entre justice et mémoire au cours du XXe siècle, de la notion d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ouvrant le passé sur un présent continu, aux procès comme dispositifs de mémorialisation (procès de Nuremberg, procès de Eichmann en Israël ou de Barbie en France, gacaca au Rwanda). L’impunité des crimes et la lutte contre l’oubli se sont conjugués comme de nouveaux impératifs des sociétés progressistes. Absentes des Lieux de mémoire, les mémoires coloniales font l’objet d’un thème à part entière, illustrant la place croissante prise par ce passé dans différentes aires géographiques, amenant des pays, des groupes ou des individus à se mobiliser pour établir une « nouvelle éthique relationnelle » au sein des sociétés postcoloniales, pour reprendre la formule de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr dans leur rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain de 2018.

Si la mémorialisation des crimes et des victimes est devenu un nouveau paradigme de réconciliation à l’échelle mondiale pour les sorties de guerres ou de régimes autoritaires, ce dossier évoque également les nouveaux conflits mémoriels qui interviennent depuis les années 2010 dans le contexte d’un nationalisme mémoriel porté par des forces politiques dictatoriales ou illibérales. 

Enfin, une place majeure est accordée aux acteurs sociaux engagés dans les mobilisations mémorielles. Qu’elles concernent la mise en récit publique des crimes, de l’immigration, des luttes féministes et environnementales, ces mobilisations marquent de nouveau la présence du passé comme un élément structurant notre condition et notre horizon.