En route pour le milliard de Dieudo Hamadi.
Par Olivier Barlet
Olivier Barlet, journaliste spécialiste du cinéma africain, publie pour la revue culturelle consacrée aux arts africains et afro-diasporiques « Africultures » une critique du premier film congolais en sélection officielle au festival de Cannes : « En route pour le milliard » de Dieudo Hamadi. Le cinquième long métrage du documentariste congolais sort enfin sur les écrans français le 29 septembre 2021, après avoir été sélectionné par de nombreux festivals. Étonnant, édifiant, passionnant, c’est un film qui ne s’oublie pas selon le critique de cinéma.
Les guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003) sont méconnues. D’une grande complexité, elles ont pourtant impliqué neuf pays africains et une trentaine de groupes armés, et fait plus de 5 millions de morts directs ou indirects. L’enjeu était économique : le contrôle des immenses richesses du sous-sol congolais. À Kisangani en juin 2000, les armées rwandaises et ougandaises se sont violemment affrontées durant six jours pour mettre la main sur les mines d’or et de diamant des environs, tirant 6600 obus et détruisant plus de 400 maisons et édifices publics dont la cathédrale, des écoles et des hôpitaux, faisant selon un insert du film plus d’un millier de morts et 3000 blessés dans la population.
Vingt ans ont passé et beaucoup ont oublié cette guerre au profit de leurs autres préoccupations, sauf ceux qui sont restés handicapés, sans jamais être indemnisés. Les plus actifs se sont réunis en association pour défendre leurs droits (association Fonds de solidarité pour les victimes de la guerre de Kisangani — en lingala : Lingomba ya baye ba zwama na bitumba ya Kisangani). Dieudo Hamadi, qui avait 15 ans lors du conflit et qui avait dû quitter la ville avec ses parents, les avait rencontrés en tournant Maman Colonelle. Il apprend par le président de l’association en 2018 qu’ils vont embarquer sur le fleuve pour Kinshasa, à 1700 km de là, pour demander réparation, d’autant plus que la Cour internationale de Justice (CIJ) avait condamné l’Ouganda en 2005 à indemniser le préjudice commis sur le territoire congolais, décision sans effet car les deux pays sont encore à négocier le montant. D’où le titre « en route pour le milliard », somme qui devait être allouée aux victimes. Le Rwanda, de son côté, ne s’estime pas concerné car il n’a pas ratifié la juridiction internationale qui permettrait de l’inquiéter.
Et voilà, grâce à des producteurs qui se sont engagés très vite mais sans même avoir le temps d’écrire le projet pour chercher le financement, Dieudo Hamadi avec un groupe d’handicapés sur une de ces barges surpeuplées et lourdement chargées qui descendent le fleuve et mettent trois semaines à arriver à destination, sans aucun confort, soumis au vent, aux intempéries et aux aléas de navigation. Comme toujours, sa caméra (son téléphone portable pour plus de discrétion) s’attache aux personnes, à commencer par ces handicapés qui gèrent avec d’autant plus de difficultés leur quotidien que les conditions sont extrêmes. Il faudra affronter l’exiguïté, la promiscuité, l’improvisation des repas et des toilettes, mais le groupe tient bon malgré ses différences et se soude à la faveur de ses répétitions musicales. La panique saisit cependant tout le monde lorsqu’une autre barge vient cogner et endommager la leur… Quel courage, quelle dignité, quelle résilience, quelle leçon ! Ces mutilés, dont l’une n’a plus de membres mais une incroyable vivacité, sont à l’image de tous les Congolais dans ce pays où la déliquescence des services publics fait de la vie une insoluble équation.
Après l’épopée fluviale, celle de la capitale. Comment se faire entendre dans l’indifférence générale des autorités, renforcée par le contexte électoral ? En criant fort, très fort. Et en ne décollant pas des lieux de visibilité. Là encore, de la rage, du courage, de l’énergie, de la patience et la vitalité nécessaire pour ne pas se décourager. Et là encore, une caméra portée qui ne les lâche pas, en phase avec leur élan et leur détermination. L’abattement n’est pas loin, mais en janvier 2019, Félix Tshisekedi est élu président, et l’espoir remonte d’un cran…
Remarquable contrepoint revenant régulièrement, dûment éclairées et posément filmées, des scènes des répétitions de la pièce que les handicapés ont préparée pour la jouer à Kinshasa viennent trancher avec l’âpreté exaltée de leurs actions. Transfigurés sur scène, osant la dérision sur leur condition, ils jouent leur histoire et chantent magnifiquement. Comment oublier la mélopée de Sola ? Sur le bateau, ils s’engueulent parfois copieusement, signe de la tension à l’œuvre : c’est là que le film est profondément humain, rendant compte des faiblesses comme des forces. La proximité qu’arrive à instaurer Dieudo par la confiance réciproque qui s’instaure avec le groupe, évidemment basée sur le partage sans détours de son vécu et le respect mutuel qui en découle, ne tombe jamais dans le pathos. Une certaine distance intégrant l’environnement, évitant toute forme d’intrusion dans l’intimité des personnes, est palpable à l’écran et place le spectateur en position d’écoute et de réflexion. Ce n’est pas la beauté des lieux, qui ne sont pas spécialement mis en valeur, mais celle des personnes que ce respect fait transparaître. Avant même l’arrivée à Kinshasa où se joueront des enjeux politiques de rapport de force et de prise en compte des exclus, sans d’ailleurs jamais tomber dans le didactisme, ce positionnement esthétique qui magnifie les personnes sans les idéaliser mais en les faisant apparaître dans tout leur éclat est déjà profondément politique, coupant le cou à toute forme de mépris.
Tangible est l’envie du réalisateur de faire partager son admiration de la résistance de ces handicapés qui, malgré les souffrances engendrées par les rejets dans la famille ou dans la rue, malgré la précarité de leur situation tant économique que physique, font preuve d’un immense courage et d’une mobilisante détermination. Mais « En route pour le milliard » est aussi un travail de mémoire face au déni qui bloque toute réconciliation, un film contre l’oubli des personnes comme des faits historiques. Si bien que ces estropiés du bout du monde nous concernent tous, tant ce contre quoi ils résistent est universel et tant leur combat est contemporain. Car c’est à l’aune de notre capacité à voir la dignité des exclus et la pertinence de leur cri que nous mesurons notre appartenance à l’humanité.