En transit
Par Céline Regnard
Céline Regnard est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université et chercheuse au sein du laboratoire TELEMMe (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme). Elle est spécialiste de l’histoire des migrations et s’intéresse notamment à la ville de Marseille et à la violence qui la traverse. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont Policer les mobilités. Europe-États-Unis, XVIIIe-XXIe siècles (Éditions de la Sorbonne, 2018) avec Anne Conchon et Laurence Montel et, plus récemment, de En transit. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914) (Anamosa, 2022), ouvrage présenté dans cette tribune.
Ce n’est pas l’histoire de cette émigration, déjà bien connue, qui est retracée ici, mais un chaînon manquant de celle-ci. Le livre, en portant exclusivement sur l’histoire du transit des migrants syriens dans les ports, est tout d’abord une contribution à l’histoire de ces circulations complexes entre la Grande Syrie et le Mahjar. Au-delà, cet essai historique sur le transit, étape négligée par les historiens alors qu’elle est partie intégrante des travaux en géographie, en sociologie, en anthropologie, est une contribution majeure au champ des études migratoires.
Que se passe-t-il dans les ports de transit, quelle expérience les migrants vivent-ils lors de cette étape ? Telle est la question qui sous-tend ce livre. À travers l’étude comparée de quatre ports traversés, l’auteure y répond à travers une approche et une structure originale.
En effet, si le livre mobilise des sources administratives nombreuses (archives de police, recensements, archives diplomatiques, littérature grise…), il repose aussi sur l’exploitation de nombreuses photographies, autobiographies, témoignages directs qui permettent à l’auteure d’écrire une histoire à hauteur des migrants et des migrantes. L’expérience du transit est au cœur de l’étude : les sentiments qu’elle suscite, l’incertitude qu’elle suppose, l’apprentissage qu’elle nécessite ou produit. L’écriture, fluide, élégante, nourrie de citations directes, exempte de développements théoriques, contribue à plonger le lecteur dans l’aventure vécue par les Syriens.
Sans procéder par ordre, et en tenant la comparaison entre les ports choisis, les cinq chapitres du livre constituent autant de regards portés sur ces expériences. Habiter le transit, thème du premier chapitre, explore les multiples types d’hébergements dans lesquels les migrants élisent domicile, passant quelques heures à plusieurs semaines dans un port. Ce faisant, une économie du transit est mise en évidence, reposant, selon les lieux, sur des particuliers, qui les hébergent à domicile, sur le secteur privé, dans des hôtels plus ou moins miteux mais aussi dans des établissements pour migrants gérés par les compagnies maritimes, ou par l’État, comme à Ellis Island.
Le second chapitre porte sur les contrôles, passeports et contrôles sanitaires. Envahissants, angoissants, paralysants pour ceux qui ne peuvent passer, ou bien banals pour ceux qui y sont accoutumés, les dispositifs de contrôle sont ici examinés en lien les uns avec les autres. L’effet domino des législations entre les États-Unis et l’Europe est mis en évidence, ainsi que l’épaississement et la dilatation de la frontière qui en résultent.
Les troisième et quatrième chapitres constituent une sorte de diptyque dans lequel Céline Regnard montre que le transit est à la fois un moment à risque mais également d’ingéniosité et de tactiques. Les Syriens débarquant dans les villes portuaires, particulièrement à Marseille, sont les objets et les victimes de toutes sortes d’arnaques et d’abus mais, face à ce risque, ils ne sont pas sans ressources, déploient des savoir-faire et des solutions en s’appuyant sur leur connaissance préalable des lieux, le recours à la justice, à leur réseau communautaire ou familial.
Dans un cinquième chapitre, la thématique des représentations est abordée. Le regard porté sur ces Syriens, orientaux et orientalisés, est analysé dans sa complexité, entre dépréciation et fascination. Plus original sans doute, les représentations produites par les migrants eux-mêmes font l’objet d’une réflexion sur la circulation des topos sur la modernité, l’Occident, les grandes villes, la vitesse, qu’ils reprennent à leur compte.
Au fil des pages de ce livre, dont on peut souligner l’iconographie particulièrement riche et mise en valeur par le travail éditorial de la maison Anamosa, c’est enfin une histoire contemporaine que l’auteure nous livre. Au fil de la lecture, apparaissent des parallèles avec des questions fondamentales de notre temps dont l’accueil de l’autre, le migrant, le réfugié, le contrôle sanitaire, la fermeture des frontières et les inégalités en termes de mobilité à l’échelle de la planète.
Ce livre a bénéficié du soutien de l’UMR TELEMMe, de l’Institut Universitaire de France et du Centre National du Livre.