Entretien avec Abdel Raoul Dafri, réalisateur de « Qu’un sang impur… »
par le Groupe de recherche Achac
À l’occasion de la sortie du film « Qu’un sang impur… » (produit par Marc Missionier) ce mercredi 22 janvier 2020, le réalisateur et scénariste Abdel Raoul Dafri revient sur la genèse de sa première réalisation. Alors que seront célébrées les indépendances africaines durant l’année 2020, le scénariste nominé, et lauréat du César dans la catégorie « meilleur scénario original » pour « Un prophète » de Jacques Audiard en 2010 signe, ici, une fiction audacieuse sur la guerre d’Algérie. Le film nous plonge quelques mois après la mise en place du plan Challe en 1960, lorsqu’une mission de sauvetage est organisée par le lieutenant-colonel Paul Andreas Breitner. Cette mission sur fond d’attentats nous entraîne dans le récit haletant de personnages tout entier enchaînés aux paradoxes de l’Empire. Cinq questions au réalisateur.
Le choix d’un sujet sur les décolonisations, qui plus est le traitement de la guerre d’Algérie, est-il la motivation première de passer de l’écriture à la réalisation complète d’un long métrage ? Ce film tient-il d’une question adressée à vous-même et à la société française ?
Complètement ! Je ne serais jamais passé à la réalisation pour un autre sujet. J’ai écrit des films (« Mesrine » et « Un prophète ») et des séries (« Braquo » et « La Commune ») dont les protagonistes sont des policiers et des gangsters. Et en tant que scénariste j’en ai tiré une plus grande satisfaction que si j’avais eu à les mettre en scène… Pour mon passage derrière la caméra, il me fallait un sujet qui me donne vraiment envie de me frotter à la mise en scène ainsi qu’à toute la gestion humaine et logistique qui va avec… Autant de responsabilités qui incombent au réalisateur. Maintenant, il est clair que ce film est le fruit d’une question que je me suis toujours posée, bien plus que je ne l’ai posée à la société française : « Pourquoi mes parents, Algériens de naissance, sont venus en France en 1963 alors que leur pays était libéré de la colonisation et reconnu comme une nation souveraine dès 1962 ? » La réponse à cette question est dans le film, à travers ce que je montre de la sauvagerie des deux camps. En effet, la ruine économique de l’Algérie était telle à la fin de la guerre, que mon père ne voyait d’issue et de salut qu’en France. Comme la fibre patriotique de mon père a toujours été moins sensible que son sens de la survie, le choix a été vite vu.
Dans le dossier de presse du film, vous évoquez que les premiers films français réalisés sur le thème de la guerre d’Algérie avaient vocation à sensibiliser et « susciter l’indignation publique », omettant « une dimension de spectacle », considérez-vous la nécessité de forger un nouveau modèle moins militant ? Plus cinématographique du sujet ?
Absolument ! Le cinéma ne doit pas se réduire à un pamphlet d’indignation. Vous devez raconter une histoire et émouvoir… D’ailleurs, le seul film reconnu comme un pur chef-d’œuvre sur la guerre d’Algérie, c’est « La bataille d’Alger » de Gillo Pontecorvo (un Italien) avec (excusez du peu) le maestro Ennio Morricone à la musique. En plus, ce film a été nommé aux Oscars dans la catégorie « meilleur film étranger ». Pourquoi ce film est-il resté dans les mémoires ? Simplement parce qu’il a été conçu comme un vrai film de cinéma, c’est à dire avec une dramaturgie solide, un scénario en béton et une mise en scène très moderne pour l’époque (le film a été tourné en 1965). Pontecorvo a travaillé son film comme un cinéaste, pas comme un militant.
Je me suis souvenu de cet état d’esprit au moment de travailler sur le mien. Je voulais une dimension spectaculaire certes, mais à dimension humaine. Je voulais d’abord divertir au sens d’émouvoir (mais sans pathos) et ensuite, faire réfléchir le public. Je suis d’ailleurs persuadé que des tas de Français, toutes origines et idéologies confondues, iront voir mon film avec des idées préconçues et sortiront après le générique de fin avec moins de certitudes et plus de questions.
Dans le film, vos personnages symbolisent bien plus que le seul conflit algérien, quel écho spécifique la guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam ou l’indépendance du Sénégal trouvent-ils dans la guerre d’Algérie ? Ce principe de mise en abîme est-il un moyen de montrer que l’Algérie renferme toutes les luttes indépendantistes ? Ou c’est autre chose ?
Je voulais un commando de « héros » composé d’individus dont chacun représente une part de l’identité française. Assia « Bent » Aouda est la fille d’un Algérien qui s’est engagé pour lutter contre l’Allemagne nazie. Le père d’Assia a été décoré pour sa bravoure et, une fois démobilisé et de retour en Algérie, on l’a traité comme un vulgaire bicot. Du coup, il rejoint le FLN et initie sa fille à la guérilla contre l’envahisseur français. Breitner (le personnage principal) est un survivant désabusé des commandos Nord-Vietnam, cette guerre d’Indochine que nous avons perdue. À la base, Breitner est un Belge devenu Français par son sang versé. Soua Ly-Yang est la femme que Breitner aime et c’est aussi une guerrière Hmong. Les Hmongs ont beaucoup aidé l’armée française pendant la guerre d’Indochine et, à la fin, on les a abandonnés à la vindicte sauvage du Viêt-Cong, comme nous le ferons avec les harkis à la fin de la guerre d’Algérie. La partie sénégalaise (si j’ose dire) est incarnée par le sergent-chef Senghor, fils d’un tirailleur sénégalais qui s’est illustré pendant la Première Guerre mondiale et, puisqu’il en faut un, le Français de « souche Astérix », Alexis Martillat qui s’est engagé pour faire mieux que son père, parachutiste tombé en Indochine.
À partir de ce groupe très mosaïque, nous avons autant la France de l’époque coloniale que celle d’aujourd’hui et le spectateur a la possibilité de s’accrocher à celle ou celui qu’il préfère et d’observer les autres tout en se disant : « Merde ! Ces gens-là, c’est nous. » Alors oui, ce principe de mise en abîme permet de montrer à quel point la guerre d’Algérie renvoie militairement et symboliquement à toutes les guerres d’Indépendance, celle des USA incluse. Rappelons-nous la délégation algérienne du FLN qui s’était rendue au siège de l’ONU (qui se trouve à New York) pour plaider leur cause auprès des Américains en leur rappelant qu’eux aussi, avaient dû lutter pour leur Indépendance face au colonisateur britannique.
C’était tellement bien joué que les Américains ont soutenu la cause algérienne… Pour preuve, le 2 juillet 1957, John Fitzgerald Kennedy n’est encore qu’un sénateur du Massachussetts, lorsqu’il prend publiquement fait et cause pour les Algériens dans ce que l’on a qualifié de « discours algérien » (The Algerian Speech).
L’ensauvagement des deux camps brillamment mis en lumière dans ce film constitue-t-il une réponse à toute une filmographie, essentiellement concentrée sur la représentation de l’un ou l’autre des deux camps, on songe notamment à l’image de l’armée française dans « L’ennemi intime » de Florent Emilio Siri, sorti en 2007 ?
Je n’aime pas le manichéisme en règle générale et encore moins dans l’expression artistique. Vous savez ce que disait Sartre à ce sujet ? À sa manière, il voulait dire qu’il ne doit pas y avoir du tout de colonisateur. Moi je pense qu’il n’y pas de gentil colonialisme comme il n’y a pas d’esclavagisme humaniste. Les deux sont d’horribles forfaits et des crimes contre l’humanité… Dans la guerre d’Algérie, il n’y avait pas un camp de gentils gars du FLN et en face un camp de militaires français, méchants…
Il y avait au global un système colonial féroce dont voulaient s’extraire par tous les moyens (surtout les pires) les gars du FLN. Quant aux militaires français, ils voulaient préserver le système colonial par tous les moyens, surtout les pires. Au milieu de ces belligérants, vous aviez le peuple algérien pris en étau et en otage. Alors oui, je voulais montrer la cruauté et la violence des deux camps et laisser le public se faire son idée. Il n’y a aucune élégance ou noblesse dans la guerre, juste les tréfonds de barbarie que chaque homme trimballe au fond de lui. Quant au film de Florent Emilio Siri, je n’ai pas grand-chose à en dire…
Pensez-vous que la guerre d’Algérie est plus présente dans les consciences algériennes et la vie politique en Algérie qu’elle ne l’est dans les mentalités et l’actualité française ?
Souvenez-vous de ce que disait le Commandant Azzedine (cet officier fellagha qui s’est battu contre les paras de Bigeard) : « Je n’ai pas fait la guerre contre la France, mais contre la colonisation. » Le peuple algérien n’a aucune haine envers les Français ou la France. Pour eux, c’est le passé ! Le peuple algérien à une haine aujourd’hui, mais elle est entièrement dirigée contre le FLN, ces salauds qui ont volé leur Indépendance aux Algériens. En revanche, je pense que c’est plutôt chez nous, en France, qu’il y a un travail pédagogique à faire sur le rôle que notre pays a joué là-bas. Le but n’est pas de se repentir ou de s’excuser…
De la même manière qu’on ne va pas demander aux jeunes Allemands d’aujourd’hui de faire acte de contrition pour les crimes de l’Allemagne nazie. Non ! Ce qu’il faut, c’est regarder paisiblement ces 130 années de notre Histoire, que nous aurons (qu’on le veuille ou non) en héritage jusqu’à la fin des temps et aussi en partage avec l’Algérie et les Algériens. Parlons-en et évoquons ce qui nous a unis et désunis… Parlons-en !