Entretien avec Marc Cheb Sun
par Nicolas Bancel
Marc Cheb Sun publie le 4 mars prochain son premier roman Et je veux le monde aux éditions JC Lattès. Auteur, éditorialiste et personnalité du monde militant, Marc Cheb Sun a initié différentes contributions pour la reconnaissance d'une France multiculturelle, notamment « L'Appel pour une République multiculturelle et postraciale » en 2010 avec Pascal Blanchard, François Durpaire, Rokhaya Diallo et Lilian Thuram, ou encore en 2012, avec la publication de La France une et multiculturelle (Fayard, 2012), coécrit avec Edgar Morin et Patrick Singaïny. Il publie en octobre 2014 D'ailleurs et d'ici, l'affirmation d'une France plurielle aux éditions Philippe Rey, dont il prolonge l’écriture et l’engagement avec un second tome en 2015, avant de continuer l’aventure sous forme numérique avec le web média dailleursetdici.news. Vous pouvez retrouver son travail (reportages et articles) ainsi que son actualité littéraire sur son blog personnel, ici.
À quand remonte votre engagement (militant) ? Sous quelles formes ?
Je suis plus engagé que militant. Les militants ont surtout des réponses, des affirmations (et il en faut), j’ai toujours été davantage habité par des interrogations. Cet engagement pour la reconnaissance d’une France plurielle, la reconnaissance de ses apports, y compris lorsqu’ils dérangent, interpellent, refusent les injonctions, me semble nécessaire pour impulser du dynamisme à une société. J’ai donc depuis vingt ans crée des médias, participé à des collectifs comme ceux que vous citez, mais en gardant une large place à l’imaginaire, aux imaginaires. Aux imaginaires perturbateurs, ceux-là me séduisent.
À l’origine du roman, il y a une définition ou plutôt un lieu que vous érigez en symbole… « l’esplanade ». Pourriez-vous revenir sur la définition de ce lieu ? Quelle symbolique entretient-il avec la construction des identités contemporaines ?
Cette esplanade est le lieu des frontières invisibles mais bien réelles : des commerces branchés s’installent sur ce lieu « cerné » (c’est le sentiment de bon nombre de protagonistes) par le quartier le plus pauvre de l’arrondissement. Cette confrontation sociale, raciale est d’une grande violence, y compris d’une violence sensuelle, mais je ne veux pas trop en dire…
C’est aussi le lieu de toutes les projections : l’espace où le nouveau maire, issu des droites identitaires, fait face au Théâtre Antoine Vitez dirigé par une gauche culturelle qui n’est, elle non plus, pas étrangère aux stéréotypes et même aux manipulations de la pauvreté.
Les personnages se définissent volontiers comme autant de clichés… Samba, Aïssatou. Les symboles, tout autant que les clichés occupent une place centrale dans la construction de vos personnages. Est-ce à vos yeux le moyen d’échapper à ce que Jean-Christophe Attias désigne comme « la tyrannie contemporaine de l’identité » ? [1]
Vous citez Jean-Christophe Attias dont j’ai adoré le premier roman (Nos conversations célestes) et qui par ailleurs a été l’un de mes premiers lecteurs. Absolument : tous refusent cette tyrannie, et de toute leur force. Ils ne sont pas des clichés, les clichés sont dans les regards plaqués sur eux. Aïssatou est une femme d’une force incroyable, elle n’a pas le luxe de vivre une mélancolie. Pourtant celle-ci la guette à chaque instant. Samba, autiste léger, vit le monde sans filtre au rythme de ses sensations. Lorsqu’il dit de lui-même « je suis un cliché », il renverse les choses. Il est libre malgré le monde autour de lui…. Il veut le monde, oui, mais pas le monde « réel » : celui qu’il projette dans sa tête et son corps avec son regard si particulier.
Entre réel et irréel, poésie et ellipse, rap de PNL et rhapsodie… Quelle relation votre écriture entretient-elles avec les formes d’écritures actuelles, et quelles sont-elles ?
Les musiques très présentes tout au long de l’histoire racontent des choses de l’inconscient des personnages, de leurs rêves, leurs terreurs aussi, de leurs désirs. Il y a notamment les raps, ou les chansons, comme vous voulez, de PNL qui flottent constamment autour de Samba et de son « ami » (il ne saisit pas bien ce qu’amitié veut dire) Eros et rythment leur appréhension du monde. La musique n’est pas illustrative dans ce texte : elle parle, elle chuchote, elle hurle. Je travaille beaucoup avec des ados des quartiers populaires, dans de nombreux ateliers de parole, de création, d’écriture et aussi de compréhension de l’Histoire, car eux aussi s’inscrivent dans une histoire notamment post coloniale. Mais je n’ai pas voulu créer de figures symboliques de « jeunes des quartiers », non, surtout pas. Ils sont des individus, des personnages, tout aussi complexes que d’autres.
Dans cette fin de roman ou excipit… n’y a-t-il pas quelque chose de « Sexe, race & colonie » ? Quelle place le genre entretient-il dans la déconstruction des identités ?
Dans la violence des relations humaines et sociales, dans cette violence des dominations, il y a la violence du sexe, très présente dans cette histoire et notamment dans sa fin qui éclaire (ou plutôt obscurcit) ce que l’on n’avait pas vraiment senti venir. La lecture de Sexe, race & colonies a effectivement nourri mon imaginaire. C’est un angle pauvre de la littérature française. Ce qui est doublement absurde : c’est le signe d’une société qui se refuse à voir comment elle a participé à construire la « race », et c’est se priver d’une intensité dramaturgique immense, comme le sont tous les rapports de pouvoir. Ce thème surgit, ici, et là, où (j’espère) on ne l’attendait pas.
[1] « Embarquement romanesque », interview de Jean Christophe Attias par Marc Cheb Sun, 27/01/2020, https://www.marc-chebsun.com/embarquement-romanesque/