Entretien avec Sami Tchak autour de son ouvrage Le Continent du Tout et du presque Rien
Sami Tchak
Sami Tchak, nom de plume de Sadamba Tcha-koura, est un écrivain d’origine togolaise. Suite à l’obtention d’une licence de philosophie, il commence à enseigner, avant de s’installer en France en 1986 dans le cadre de la soutenance d’un doctorat de sociologie à La Sorbonne. Il poursuit son parcours en Amérique latine et l’on retrouve ses inspirations dans certains de ses romans tels que Hermina (2003) ou Filles de Mexico (2008). Dans son dernier ouvrage Le Continent du Tout et du Presque Rien (JC Lattès, 2021), le lecteur accompagne le personnage principal, Maurice Boyer dans sa vie d’ethnologue africaniste. À travers son parcours, ses rencontres, ses travaux, Sami Tchak donne à voir la complexité des identités dans le cadre des études ethnologiques, mêlant son récit de vie et ses réflexions personnelles à une analyse plus générale des relations humaines. Il revient sur ses écrits dans un entretien accordé au journal Diacritik dont nous publions, ici, des extraits.
Questionné sur la démarche de son ouvrage Le Continent du Tout et du Presque Rien, Sami Tchak développe son rapport à l’ethnologie, cette discipline dont les travaux ont été bénéfiques pour la connaissance de l’altérité, notamment africaine, mais répétant néanmoins des biais et des pratiques hérités de la période coloniale.
Oui, l’ethnologie a été fille de la colonisation, elle a été financée par des ressources tirées de l’exploitation des colonies africaines, et les ethnologues, en réalisant leurs missions, ont ramené pas mal d’objets qu’on retrouve au musée du quai Branly. Il y avait du vol ! On a emporté des choses chez les Dogons ou bien en Éthiopie. Les ethnologues avaient une mission assez paradoxale. On les envoyait sur le terrain pour comprendre des peuples considérés comme inférieurs, pas seulement différents, mais inférieurs. Ils y vont, ils découvrent peut-être des peuples et, mieux que n’importe qui, ils comprennent les logiques et la philosophie, les religions. Leurs travaux nous ont, malgré eux, éclairé sur l’attitude des populations, il est arrivé que des colonisateurs se servent de ce que les ethnologues avaient découvert sur un peuple pour mieux le manipuler ou le dominer.
Cependant, et je le dis quand même clairement dans le texte, ces ethnologues ont été les premiers à s’insurger contre la colonisation. Parce qu’ils ont vu, ils ont compris. Mais ces hommes qu’on nous dit être inférieurs, en quoi sont-ils inférieurs, pourquoi les traite-t-on de cette manière ? Et en général, ils ont tous basculé vers l’anticolonialisme et certains d’entre eux se sont même retrouvés à lutter avec les intellectuels africains. Georges Balandier, par exemple, était un ami d’Alioune Diop. C’est quand même grâce à l’avis de ces gens-là que les intellectuels africains regroupés sous le mouvement de la négritude ou pas – parce que tous n’étaient pas non plus les pères fondateurs de la négritude – ont catalysé leur propre énergie vers une prise de conscience commune et l’élaboration de moyens intellectuels pour faire face à un système dont ils sont le produit. […]. Le vrai problème, c’est individuellement : je ne sais pas si un ethnologue qui se serait retrouvé dans la situation de Maurice, humilié par des paysans dans un petit village africain, aurait pu ne pas se rappeler qu’il vient d’un pays qui a dominé… Est-ce qu’il pourrait oublier qu’il est blanc français ? Est-ce qu’il pourrait oublier de penser qu’il n’y a pas si longtemps, ces gens étaient ouvertement dominés ?
Quand quelqu’un n’a pas une idée claire de ce qu’il voudrait faire, il est si simple pour lui de s’intéresser à l’Afrique : il peut dire tout et n’importe quoi et passer pour spécialiste. On n’exige sans doute pas de lui la même rigueur que s’il s’aventurait à être spécialiste du Japon. Sur l’Afrique, c’est facile de produire des discours. C’est de ça que je me moque gentiment dans ce livre — et je me moque en réalité de moi-même. Suis-je capable de la distance nécessaire ? Car je suis le produit, quoi qu’on dise, de cette démarche occidentale sur le continent africain. Je suis quand même le produit de la Sorbonne, donc je me moque un peu de moi aussi quand je dis L’Afrique ? oui, je sais de quoi je parle puisqu’en fait je n’en sais rien.
Ce sont donc bien des exemples de sa propre vie qui motivent Sami Tchak dans sa démarche, qu’il infuse dans les caractères de ses protagonistes et qui permettent d’illustrer la multitude de facettes qui composent une même histoire, une même personne.
Il est vrai que je me suis vraiment inspiré de mon village. On retrouve mon père dans le livre, et me nommer dans le livre n’est pas la meilleure façon de me cacher ! Il y a ce fils du forgeron qui s’appelle Aboubacar, c’est moi, il porte mon prénom musulman : Aboubacar Sadamba Tcha-Koura. En même temps je me mets dans la peau de Maurice, c’est à dire d’un Français blanc, en m’installant dans ce que je suis réellement, c’est à dire quelqu’un qui, en allant vers des paysans, même si je suis d’origine rurale, regarde ce monde depuis ce qu’il est devenu. J’ai eu un parcours qui est tout à fait différent.
Mais je lui ai aussi transmis des défauts, comme cette sorte d’ambiguïté dans le rapport à l’autre quand on fait des recherches. J’ai eu à faire des recherches à Cuba, par exemple, je suis resté à La Havane durant sept mois, où en tant que sociologue, je travaillais sur la prostitution. Réfléchir au regard que l’on porte sur l’autre quand on est dans la situation de celui qui vient observer est, je pense, quelque chose de perturbant. On peut avoir, malgré soi, l’impression d’être supérieur à ce qu’on regarde. Or il faut lutter contre cette impression de supériorité, et c’est une question que je n’avais pas nécessairement réglée, moi, sur le terrain. Je l’ai transférée à Maurice Boyer qui, étant blanc, semble porter une logique occidentale qu’on ne me prêterait pas. Pourtant, Maurice Boyer tient beaucoup de moi.
J’ai donc voulu prendre des personnages qui me ressemblent mais sont totalement éloignés de moi dans la mesure où ils incarnent la politique ou la logique des dominants, alors que moi je suis plutôt un transfuge du camp des dominés vers les logiques des dominants. Je suis Maurice Boyer, et, en même temps, je ne suis pas Maurice Boyer parce qu’il est français, blanc et moi noir togolais.
Son ouvrage, mêlant récit de fiction, mais aussi une part autobiographique importante lui permet d’évoquer des sujets complexes à travers l’étude des situations des différents personnages : il s’intéresse par exemple à la situation des femmes à travers le cas de Safiatou.
La femme demeure socialement une cadette, c’est à dire celle qui vient après les hommes. C’est un statut infériorisant, négatif. Mais, au sein de ce statut de dominé, elles créent leur espace, en rusant, en jouant avec ce que la société leur offre.
Avec Safiatou, on est dans un autre rapport : elle est allée à l’école, elle est mariée, mais fait en sorte que son amant s’installe à Bamako alors qu’elle est mariée ; on peut dire qu’elle n’appartient pas du tout à la catégorie des femmes dominées. Son problème reste plutôt la complexité du lien avec les structures de validation et de légitimation occidentales. Le livre qui la rend célèbre a été publié en France. De ce fait, comme moi, elle n’a pas résolu le problème de son identité. Nous sommes des écrivains dits « africains » mais on nous lit en France. Nous ne pourrons pas résoudre cette question tant que les États n’auront pas eux-mêmes résolu la question de leur rapport de vassalité avec les anciennes puissances coloniales. Ce n’est pas seulement parce que nous avons été colonisés, c’est parce que nos États restent sous dépendance que nous-mêmes nous le restons. Safiatou n’est pas tout à fait différente de nous sur ce plan.