Entretien inédit avec Danny Laferrière
par le Groupe de recherche Achac
Dany Laferrière est membre de l’Académie française, Commandeur de la Légion d’honneur, Commandeur des Arts et des Lettres, Officier de l’ordre du Canada, Officier de l’ordre du Québec… un romancier hors normes et un écrivain majeur de notre temps. Il a reçu sept doctorats honoris causa dont École Normale supérieure, Université Paris-Sorbonne, Université McGill. Depuis la parution de son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (Le serpent à plumes, 1999), salué par une reconnaissance immédiate et internationale, jusqu’à L’Exil vaut le voyage (Grasset, 2020), en passant par L’énigme du retour (Grasset, 2009) qui lui a valu le prix Médicis, Dany Laferrière — auteur francophone et haïtien inclassable — a construit une œuvre patiente et puissante, qu'il renouvelle constamment, aménageant des passerelles entre les livres jusqu'à dessiner une grande fresque, son « Autobiographie américaine ». Entre 1985 et 2020, il a publié 32 livres et, depuis son entrée à l’Académie, l’écrivain propose des ouvrages dessinés, entièrement rédigés à la main (illustrations et textes). C’est le cas de son dernier roman L’exil vaut le voyage (Grasset, 2020), que nous découvrons aujourd’hui au cours d’un entretien inédit et « exclusif confinement » avec Dany Laferrière.
L’exil vaut le voyage est votre troisième ouvrage associant récit et dessin, après Vers d’autres rives et Autoportrait de Paris avec chat. Qu’est-ce que peut apporter le dessin à un sujet comme l’exil ?
Il n’y a pas de sujet particulier pour cette nouvelle direction de mon écriture. Je trouve naturel d’écrire à la main. Cette écriture manuelle dont parle Jean Cocteau quand il affirme qu’écrire est une autre façon de dessiner. D’ailleurs les enfants, qui écrivent et dessinent en même temps, le savent bien. J’ai toujours cru que l’art tient sa source dans l’enfance. En écrivant et en dessinant, j’ai souhaité remonter à l’enfance de l’art.
Comment appréhender cet ouvrage et ce format au regard de vos romans précédents ?
Je ne peux pas savoir comment le lecteur va faire. J’ai bien écrit « roman » sur la couverture pour éviter qu’on ne le confonde avec une bande dessinée parce que j’ai toujours rêvé d’apporter quelque chose de neuf à l’art d’écrire dans le sens strict du terme, c’est-à-dire l’organisation des mots sur la page. Je me souviens qu’en quittant l’enfance, j’étais triste de voir des livres sans illustrations. C’est une revanche que je prends aujourd’hui en faisant des livres colorés pour adulte.
Vous racontez vos voyages, vos expériences, vos rencontres. Comment celles-ci ont-elles forgé votre personnalité en tant qu’auteur ?
Quand on est né dans un pays comme Haïti on fait face presque quotidiennement à des situations exceptionnelles, dont on se demande comment s’en échapper. J’ai commencé par la lecture. Puis vint le moment où notre vie même est en danger. J’ai dû prendre une décision : prendre l’exil ou partir en voyage. J’ai compris que le but du dictateur c’est de faire de ma vie une longue traînée de tristesse, et c’est à ce moment-là que j’ai décidé que ma vie sera plutôt une suite interminable de voyages. Il m’arrive souvent de ressentir une angoisse particulière, je suppose que ce sentiment est dans la nature même l’exilé. La plupart du temps je suis excité comme un enfant qui veut savoir la suite d’une histoire rocambolesque que lui raconte sa mère. Cette alternance entre tristesse et joie structure ma condition d’écrivain.
Dans ce roman, vous portez un regard enjoué sur l’exil, vous refusez de l’associer à la douleur. Il est rare de trouver ce sujet traité de façon si positive dans la littérature. Est-ce un choix ? Une question de perspective ?
En tant qu’écrivain, j’ai commencé à réfléchir à ma situation réelle. J’étais un jeune homme de 23 ans dans une ville magnifique, Montréal. Je vivais dans une étroite chambre où je pouvais contrôler mon destin de poche. J’étais heureux à l’époque et je le savais, comme dit mon ami Henry Miller. J’étais intrigué par le fait que tous les écrivains exilés que je lisais en parlaient avec un accent de douleur. Alors qu’il y a dans l’exil cette possibilité d’inventer sa vie puisqu’on n’a plus de témoin. C’est le rêve de tout jeune homme qui vient d’arriver dans une nouvelle ville.