Esclavages, au-delà des sources écrites
par Ana Lucia Araujo, Klara Boyer-Rossol et Myriam Cottias
Publié au CNRS Éditions, Esclavages, représentations visuelles et cultures matérielles, est un corpus de recherches africaines, européennes et américaines, qui contribuent de manière essentielle à l’étude des situations d’esclavage. Sous la direction d’historiennes spécialistes — Ana Lucia Araujo, professeure à Howard University (États-Unis), Klara Boyer-Rossol, chercheuse à l’Université de Bonn (Allemagne) et Myriam Cottias, directrice de recherche au CNRS — ce livre mobilise, en dépassant le cadre des sources écrites, des représentations visuelles ainsi que des vestiges matériels, qui dévoilent comment les représentations façonnent les perceptions historiques et contemporaines, tout en interrogeant les processus de classification raciale qui ont accompagné l'esclavage. Cet ouvrage se distingue également par son approche pluridisciplinaire et par l’intégration de données issues de fouilles archéologiques récentes, terrestres et maritimes, pour mieux saisir les pratiques sociales et les stratégies de survie des esclaves, tant au Brésil qu’en Afrique de l’Ouest ou dans l’océan Indien. En tribune pour le Groupe de recherche Achac cette semaine, les autrices nous invitent à établir un dialogue international sur l’héritage de l’esclavage et la construction de l’altérité, du XVIIe siècle à nos jours.
La plupart des études sur l’esclavage et les traites des esclaves ont privilégié les sources écrites. Pourtant, les trois dernières décennies ont témoigné d’un nombre croissant de travaux qui examinent les différentes dimensions de ces atrocités à partir d’autres sources dont les images visuelles, les œuvres d’art et les objets.
Notre ouvrage Représentations visuelles et cultures matérielles (CNRS Éditions, 2024) présente des articles de référence dont l’objectif commun est d’aller au plus près de ce qui se montre, s’exprime, de ce qui est révélé dans les représentations visuelles et les vestiges matériels des esclavisé.es et des situations d’esclavage. Ce que nous voulons montrer est que les images, que ce soit dans la peinture, la gravure, la tapisserie ou d’autres langages visuels, tout comme les objets excavés dans les fouilles terrestres et maritimes offrent des pistes pour comprendre l’histoire de l’esclavage et de la traite des captifs et des captives.
Complétant les sources écrites, les chapitres écrits par des historiens, historiens de l’art, anthropologues et archéologues et réunis dans ce livre montrent que la panoplie des sources visuelles et matérielles permettent de comprendre comment les Africains mis en esclavage et leurs descendants ont été représentés à travers l’histoire de l’Occident. Ces images offrent des pistes pour mieux saisir la construction de la classification hiérarchisée des sociétés esclavagistes. De plus, les dénonciations de l’esclavage par les artistes dans le passé donnent des outils pour étudier les contextes sociaux et les histoires individuelles.
Les représentations constituent un fait social total qui façonnent durablement les esprits. C’est la raison pour laquelle leur déconstruction est importante : expliciter la façon dont le regard qui définit, jauge, évalue, est prisonnier de ce qui lui est donné à voir dans le contexte social où il se trouve et qui organise des conduites sociales et justifie des idéologies.
La terre renferme, elle, des vestiges ténus qui permettent d’approcher les modalités de la vie quotidienne des esclavisé.es et leurs cultures matérielles. L’archéologie est un domaine qui s’est développé ces trente dernières années. La terre offre des indices qui permettent de définir des cultures matérielles, avec des éléments communs au monde atlantique et indo-océanien : la physionomie des restes humains comme la position du corps, l’état des ossements, les objets qui les entourent ou encore la façon dont les dents sont taillées ou non.
Les objets et les vestiges matériels en fer, argile, bois, cuivre et d’autres matériels construisent des liens avec des sociétés de l’Afrique, des liens d’origine et de dialogue, qui permettent, parfois, de reconstruire des itinéraires individuels ou collectifs dans le monde atlantique et dans l’océan Indien et expriment de nouvelles pratiques issues du syncrétisme culturel réinterprétatif, produites par les conditions propres aux sociétés esclavagistes chrétiennes.
Sous la mer, aussi, l’archéologie maritime a livré de très forts résultats qui, croisés avec des archives écrites, établissent de nouvelles connaissances sur des éléments constitutifs des voyages de traite des captifs africains et sur les organisations sociales des esclavisé.es. Sous les eaux, ces chantiers de fouille reconstituent un patrimoine culturel. Les objets retrouvés sur les épaves de navires donnent quelques informations sur la vie en mer, sur les relations à bord, sur les conditions de déportation des Africains mis en esclavage, selon que les périodes de la traite soit légale ou illégale. La terre et la mer offrent encore une grande quantité d’objets et des vestiges matériels : des manilles, ces bracelets en laiton et cuivre, étaient utilisés comme devises particulièrement pour la traite en Afrique de l’Ouest mais aussi les tissus de plusieurs sortes venant de l’Asie, les perles et les cauris venant de l’océan Indien qui servaient de marqueur social et de monnaie d'échange ou encore le fer et le cuivre européens à l'état brut ou des bois de teinture.
Notre volume est fondé sur l’idée que la recherche académique peut briser le silence et aider à mieux comprendre un passé qui nous hante toujours.
En insistant sur l’importance des sources visuelles et matérielles, ce premier volume commémorant le 30e anniversaire du projet Les Routes des personnes mis en esclavage de l’Unesco dont l’objectif était de « Briser le silence », réunit des articles et des chapitres originalement publiés en français, anglais, portugais et espagnol. L’idée de réunir ces travaux, dont certains traduits en français pour la première fois, a émergé de la volonté de présenter aux lecteurs francophones des textes de qualité qui offrent à un large public les résultats des recherches internationales parmi les plus récentes.
Ainsi, le livre rassemble-t-il des textes significatifs sur des thématiques qui illustrent combien les différents positionnements historiographiques prennent et doivent prendre en compte les recherches produites en Afrique, en Europe, dans les Amériques. Quoiqu’un déséquilibre en termes quantitatifs de productions soit encore à déplorer, les travaux ouvrent la voie à un dialogue et à l’élaboration d’un respect mutuel et de tolérance.
Les dix-sept chapitres de notre volume écrits par des auteurs issus d’Afrique, d’Europe et des Amériques sont organisés en cinq parties thématiques : « voir ou ne pas voir la différence », « codes de représentation des corps dominés », « l’abolition de l’esclavage par des images et des objets », « matérialité du quotidien dans l’Atlantique esclavagiste », « les pratiques matérielles comme symboles de résistance, de spiritualité et de liberté ».
Bien sûr, les chapitres n’épuisent pas les sujets mais ils ont en commun le souci de mettre l’expérience des personnes mises en esclavage au centre de leurs démonstrations ; ils ouvrent des pistes de réflexion sur l’histoire et la mémoire des peuples africains mis en esclavage. Par cette publication, nous voulons contribuer à éclairer davantage les expériences des esclavisé.es, le vécu, voire la mémoire et ainsi que les idéologies associées au passé esclavagiste, tout en établissant des liens entre les pratiques artistiques et les rouages économiques et matériels de la traite transocéanique et de l’esclavage.
Cet ouvrage est le premier volume d’un projet éditorial large qui comprend plusieurs livres publiés en anglais, espagnol et portugais. En le faisant, nous pensons pouvoir offrir des socles de connaissances communes et constituer un savoir partagé pour engager un dialogue global sur l’esclavage et le post-esclavage.
Table des matières
Préface de Doudou Diène
Avant-propos de Gabriela Ramos
Introduction générale
Voir ou ne pas voir la différence (pp. 25-104)
Culture visuelle et mémoire de l’esclavage : regards français sur les populations d’origine africaine dans le Brésil du XIXe siècle, Ana Lucia Araujo
(L’absence de) Représentation visuelle des esclaves noirs dans la peinture de l’Âge d’or espagnol, Carmen Fracchia (traduit de l’anglais par Marie-Jeanne Rossignol)
Costume, caractère et coutume : Africaines et Afro-descendantes dans les images picturales de la vice-royauté du Mexique, María Elisa Velázquez (traduit de l’espagnol par Julia Azaretto)
Codes de représentations des corps dominés (pp. 105-214)
Kongo, Brésil, France et colonies : les enjeux du visible et de l’invisible dans la Tenture des Indes de la Villa Médicis, Cécile Fromont
Comment la couleur est devenue un marqueur racial. Perspectives d’histoire de l’art sur la race, Anne Lafont (traduit de l’anglais par Marie-Jeanne Rossignol)
Contacts rapprochés. La culture du goût et la souillure de l’esclavage, Simon Gikandi (traduit de l’anglais par Bruno Poncharal)
L’abolition de l’esclavage par des images et des objets (pp. 215-314)
Les esclaves suppliants et les esclaves triomphants : la traversée de l’Atlantique d’une icône de l’abolitionnisme, Jeffrey Kerr-Ritchie (traduit de l’anglais par Pascale McGarry)
Visualiser le passage du milieu. Le Brooks et la réalité de l’entassement à bord pendant la traite transatlantique, Nicholas Radburn et David Eltis (traduit de l’anglais par Marie-Jeanne Rossignol)
Contre-regard porté sur la culture visuelle de l’esclavage au Brésil, Matthew Rarey (traduit de l’anglais par Bruno Poncharal)
Matérialité du quotidien dans l’atlantique esclavagiste (pp. 315-404)
Archéologie de l’esclavage en Afrique de l’Ouest, Yaw Bredwa-Mensah (traduit de l’anglais par Bruno Poncharal)
Esclaves sans chaînes : une archéologie de la vie quotidienne sur l’île de Gorée (Sénégal), Ibrahima Thiaw (traduit de l’anglais par Pascale McGarry)
D’autres cartographies de la plantation : Espaces, paysages et culture matérielle dans le sud-est esclavagiste, Flavio dos Santos Gomes (traduit du portugais par Guida Marques)
Les habitudes alimentaires des esclaves dans les plantations des Antilles françaises, XVIIIe-XIXe siècles, Kenneth G. Kelly et Diane Wallman (traduit de l’anglais par Pascale McGarry)
Les pratiques matérielles comme symboles de résistance, de spiritualité et de liberté (pp. 405-429)
La souveraineté après l’esclavage. La liberté universelle et la pratique de l’autorité en Haïti après la Révolution, J. Cameron Monroe (traduit de l’anglais par Marie-Jeanne Rossignol)
Considérations sur l’invention des vèvè, Carlo Célius
Habiter le lieu et construire. L’architecture, une entrée dans l’histoire matérielle des Marrons bushinenge (XVIIIe-années 1990), Jean Moomou
La culture matérielle comme support de la mémoire historique. L’exemple des naufragés de Tromelin, Thomas Romon et Max Guérout