Exterminez toutes ces brutes de Raoul Peck
Par Olivier Barlet
Olivier Barlet est journaliste, spécialiste du cinéma africain et directeur des publications de la revue Africultures consacrée aux arts africains et afro-diasporiques. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Les cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques (L’Harmattan, 2012). Dans cette tribune, il salue la nouvelle réalisation de Raoul Peck, Exterminez toutes ces brutes. Diffusée sur Arte le 1er février et disponible jusqu’au 31 mai 2022 sur arte.tv, cette mini-série prend la forme d’une poignante méditation sur l’histoire du colonialisme européen et ses séquelles dans le présent.
La catastrophe, elle est là : le mépris et la haine dans le cœur de tant d’entre nous, la peur et la violence au sein de notre corps social, les inégalités qui se creusent sur le dos des plus faibles, eux-mêmes soupçonnés d’être la cause de tout. Nous le savons : il suffit d’écouter les infos, lire les journaux, voir le succès des idéologies racistes, nationalistes et suprématistes. Et nous savons ce que ces idéologies ont produit de douleur et de mort. « Ce n’est pas le savoir qui nous manque », répète Raoul Peck comme un mantra.
Mais comment dès lors inverser la tendance ? Comment lutter contre les hégémonies, les inégalités maintenues par la violence ? Comment conjurer l’impuissance historique de l’art face au fascisme ? Comme déjouer la catastrophe en marche ?
Il y a partout des résistances, heureusement. Elles ne se fédèrent encore que peu mais elles existent un peu partout sous de multiples formes, réponses spontanées du temps présent puisant dans l’expérience de celles du passé, qui explorent plus que jamais le socle des possibles dans des torrents de créativité.
Mais ce n’est pas ici le propos central de Raoul Peck. On sent dans la détermination de son commentaire l’émotion et la rage qu’il ressent face à l’Histoire de l’humanité qu’il résume en trois mots : civilisation, colonisation, extermination. Cette série reste ancrée dans un nécessaire préalable pour guider toute action : le sombre récit de cette histoire hégémonique, d’une domination cupide, de l’élaboration d’une inégalité systémique entre les hommes, de l’élimination des résistances. Et cela non seulement en tant que réalité historique mais aussi et surtout dans ses conséquences pour le temps présent. « Ce qui manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conclusions ».
Nous sommes loin ici de l’allégeance à la « civilisation » d’Afrique-sur-Seine (1955), qui ne revendiquait que d’y trouver sa place à égalité. Cette civilisation occidentale a tout faux : le « Nouveau monde », la traite, la conquête, la colonisation, les génocides, autant d’épisodes historiques dramatiques basés sur le racisme et la pureté du sang, qui trouvent leur prolongement à l’époque moderne dans le développement, la croissance, la mondialisation, ces grandes idées qui cachent les jeux de pouvoir et le profit de ceux qui oblitèrent l’avenir des humains et de la planète.
Prendre une autre voie ne nécessite donc pas seulement de l’information mais une conscience. Il s’agit dès lors avant tout pour Raoul Peck de penser ce que la barbarie fait paraître impensable, de poser les bases d’une compréhension globale : voir enfin l’histoire en face ; malgré la complexité, revenir à des idées simples ; mieux saisir les logiques et les enjeux pour avoir les idées claires, pour ne pas s’embrouiller quand il faut répondre aux lieux communs du racisme, aux bêtises et aux tromperies qui se répandent encore partout comme des évidences.
Cela implique un entendement, un ressenti, pas seulement un développement rationnel. C’est là que l’art intervient : Raoul Peck ne nous livre pas une froide démonstration mais une poignante méditation sur notre histoire et ses séquelles dans le présent. Elle est radicale dans ses références, issues d’un énorme travail de recherche d’archives, et dans son approche. Elle mêle volontiers les lieux et les époques, tant dans le montage en spirale que dans la mise en scène de certains personnages, notamment l’éternel colonisateur blanc raciste (Josh Hartnett).
Des fenêtres poétiques ou énigmatiques invitent à la réflexion tandis que les textes et les images résonnent souvent en contrepoint, de même qu’une bande-son d’une impressionnante richesse. Pour pallier le manque de documents historiques qui se démarquent de l’arrogante iconographie des civilisateurs, cette méditation alterne séquences de fiction, scènes d’animation, chansons populaires, photos, extraits de films, et agissant ainsi comme une mosaïque au rythme soutenu, elle rappelle les horreurs sans détour mais sans pathos : il ne s’agit pas de faire pleurer mais de rafraîchir et organiser la mémoire pour qu’au final, s’ancre une conscience active.
Impressionnante est la puissance de la représentation lorsque des enfants blancs sont enchaînés et esclavagisés par des Noirs. Ou qu’un militaire américain scalpe une cheffe indienne. Ou que les Haïtiens massacrent Christophe Colomb et les siens aux sons du « Haitian Fight Song » de Charles Mingus… Le choc est implacable. Il fallait ces inversions pour bousculer les spectateurs et faire apparaître crûment les silences de l’histoire.
Parfois, c’est carrément le cauchemar : un médecin tue des Noirs dans un laboratoire comme des animaux, dans la droite ligne des expériences faites par les scientifiques du XIXe siècle ou par les Nazis. « L’impérialisme est un processus biologiquement nécessaire qui selon les lois de la nature aboutit à l’inévitable destruction des races inférieures ».
Les silences de l’histoire, Raoul Peck les traque en s’appuyant sur les livres de trois chercheurs : Silencing the Past (2013) de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, sur la construction du récit historique ; An Indigenous Peoples’ History of the United States (2014) de l’historienne américaine Roxanne Dunbar-Ortiz, sur l’histoire des Amérindiens ; et Exterminez toutes ces brutes (1992) de l’écrivain et historien suédois Sven Lindqvist, qui avait repris comme titre une phrase notée sur son rapport par le colonisateur Kurtz, devenu fou dans l’enfer colonial du Congo, dans Au cœur des ténèbres (1889) de Joseph Conrad. Raoul Peck ne les cite pas sans insister sur la relation qui les lie.
De même, il revient souvent sur son propre vécu à travers des archives familiales, ses films et sa démarche, tenant à être présent pour bien marquer qu’on ne déploie pas une telle méditation sans y mettre de soi, sans revendiquer non seulement son point de vue et sa subjectivité, et donc une certaine liberté formelle, mais aussi sa présence comme produit de l’Histoire ainsi révélée.
Car révélation il y a, car « nous ne voulons pas nous souvenir » : nous refoulons et nions ce que nous savons, nous savons mais nous ne voyons pas, contrairement à ces regards insistants, ces multiples regards face caméra ou sur les photos, ces regards pointés vers nous, qui eux sont bien conscients de ce qui leur arrive. Comme dans Don’t look up (2021), nous détournons le regard pour nous masquer la réalité et continuer à courir derrière des chimères, ces récits nationaux mythiques, souvent teintés de religion, invoqués par nos chefs d’État pour nous galvaniser ou pour légitimer leurs macabres décisions. Car nous avalisons trop souvent un récit tordu, falsificateur, notamment entretenu par le cinéma, un récit qu’il est bien difficile de déconstruire tant il est ancré dans la croyance, celle qui justifie le suprématisme blanc, le racisme et la prédation.
Au fur et à mesure de ces quatre épisodes, nous apprenons des choses que nous avions oubliées, que nous ne savions pas ou que nous n’avions pas mises dans leur contexte. C’est la nécessité de cette globalité d’approche qui demandait un tel exercice, pour parvenir à une clarté d’analyse nous permettant de contrer les récits civilisationnels et les croyances. « S’il se répandait, ce savoir nous obligerait à nous questionner », car « partout où il est refoulé se joue Au cœur des ténèbres ».
Une production HBO devait avoir l’Amérique comme centre mais pas seulement pour des raisons de production : la création des États-Unis est elle aussi, malgré ses dénégations, un récit colonial et génocidaire, et nous concerne au plus haut point, selon une logique globale. La série commence donc à évoquer la préparation des génocides par la hiérarchisation des races (épisode 1 : « La troublante conviction de l’ignorance »). L’extermination des nations amérindiennes passe par « la doctrine de la découverte » d’une terre déclarée vierge bien qu’occupée, qui ouvre aussi à la traite négrière (épisode 2 : « P*** de Christophe Colomb ! »). Mais qui aurait pu résister à cette technologie de l’acier qui assurait une supériorité occidentale toujours renouvelée, érigeant les États-Unis en gendarme du monde (épisode 3 : « Tuer à distance ») ? C’était pourtant aller à l’encontre de ses idéaux de liberté et de démocratie (épisode 4 : « Les belles couleurs du fascisme ») : le racisme est devenu systémique, et le danger fasciste se précise, si bien que toute lutte émancipatrice passe par la révélation de cette terrible contradiction, objet de cette série.
C’est ainsi que Exterminez toutes ces brutes fait suite à Je ne suis pas votre nègre (2016) qui rendait compte de la radicalité de la pensée de James Baldwin, jusque-là très méconnu en France bien qu’y ayant longtemps vécu. « Il n’y a guère d’espoir pour le rêve américain car les gens qu’on empêche d’y participer l’anéantiront par leur simple présence » disait James Baldwin. Il donnait des mots à l’intuition, une forme à l’expérience : des armes intellectuelles.
C’est ici encore l’ambition démystificatrice de Raoul Peck : aller aux sources du suprématisme blanc, une histoire de domination et de prédation s’appuyant sur le mythe des races et la déshumanisation de l’inférieur. En citoyen d’Haïti, lieu de la « découverte » des Amériques autant que de la révolution émancipatrice de 1790, première République indépendante du continent américain en 1804, Raoul Peck sait combien les mensonges et les oublis de l’histoire servent les puissants, pérennisent l’exploitation et mènent le monde à sa perte.
Dans le premier épisode, après avoir expliqué que s’il se montre à l’écran, c’est que la neutralité n’est pas possible, il lâche : « une rédemption, ou une réconciliation même, n’est pas souhaitable ». Ce n’est pas pour autant un appel à la vengeance. « On ne s’en débarrassera pas à si bon compte », écrivait Aimé Césaire.[1] « Sans réparation, pas de paix », dit Peck par ailleurs : « Tant que le génocide, l’esclavage et l’exploitation des corps humais ne seront pas transformés en réparation, quelle que soit la forme de ces réparations, il n’y aura pas de paix ».
Devant la pression du Sud, mais déjà bien avant, l’Occident panique. L’enjeu reste de voir son histoire en face et de l’assumer, pour en écrire une nouvelle afin que cesse la destruction de l’Autre et partant sa propre autodestruction. « Nous cherchons des vérités au lieu de chercher du sens » et donc une pensée critique ouvrant à l’action. Mais cela veut dire aussi laisser l’Autre écrire et mener sa propre histoire, non dans la séparation mais dans l’autonomie, ce que fait Raoul Peck avec ce film. Dans un final éblouissant, à l’heure de Black Lives Matter, il rappelle que nombreux sont ceux qui n’oublient rien, tous ces « nègres du monde » pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe [2] : ils sont prêts à réagir et se mobiliser.
Un tel film-expérience contribue à contrer les forces destructrices de l’Occident. Il est temps de sortir du déni.
[1] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Ed. Réclame, 1950.
[2] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, Paris, 2013.