« Faisons du “tata” sénégalais de Chasselay un haut lieu de la mémoire nationale »
par Pascal Blanchard, Julien Fargettas, Achille Mbembe et Erik Orsenna
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Les historiens Pascal Blanchard et Julien Fargettas, le politologue et historien Achille Mbembe, ainsi que l’écrivain-académicien Erik Orsenna interpellent, dans cette tribune publiée par Le Monde, le président de la République. Ils l’appellent à réagir après la profanation du Tata sénégalais de Chasselay. Mardi 28 janvier 2025, ce haut lieu de mémoire nationale a été souillé de peinture noire. Plusieurs des 198 stèles ont été dégradées. Les tombes des tirailleurs sénégalais ont été la cible d’un acte raciste d’une rare violence. Ce saccage constitue une atteinte inacceptable à la mémoire de ces anciens combattants et à l’histoire collective, alors que la France s’apprête à commémorer les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le 20 juin 1940, quarante-huit soldats africains ont été exécutés en ces lieux par les troupes allemandes. Ils avaient choisi de poursuivre le combat, tandis que le régime de Pétain se rendait. Aujourd’hui, la profanation de cette nécropole nationale est bien plus qu’une insulte à leur sacrifice. Elle menace aussi l’unité nationale. Face à cette agression mémorielle, les auteurs de la tribune appellent les autorités à condamner fermement cet acte et à assurer aux tirailleurs l’hommage qu’ils méritent.
Depuis mardi soir, le 28 janvier, les réactions indignées se multiplient. Mais il a fallu du temps pour qu’elles dépassent les médias de la région lyonnaise. Les dégradations opérées au « tata » sénégalais de Chasselay [Rhône], une nécropole dédiée aux tirailleurs sénégalais, sont désormais unanimement condamnées.
La ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants et la préfète de région ont immédiatement dénoncé cet acte inqualifiable. Le président de la République a fait de même. « Honte et indignité », s’est-il insurgé, dans un message posté sur les réseaux sociaux, précisant : « Les Français savent ce qu’ils doivent aux tirailleurs sénégalais. Morts pour la France. » Quelques personnalités ont aussi dénoncé la violence d’un tel acte… mais la classe politique est restée plutôt silencieuse.
Que s’est-il passé exactement ? L’ocre rouge de la nécropole a été sali de peinture noire. La mémoire des derniers combattants de juin 1940, face aux Allemands, souillée. Des dégradations sur 48 des 198 stèles que compte le cimetière. Des tags sur les plaques des tirailleurs venus d’Afrique de l’Ouest à l’appel de la France en 1939-1940. Une inscription « Vaudou » sur les murs intérieurs. Le mât des couleurs du drapeau démonté afin de voler l’emblème national. Cette agression est d’une violence mémorielle insupportable.
C’est à la fois un acte raciste, une violence contre la mémoire des anciens combattants, une insulte à la République que l’on aime. Alors que Pétain avait baissé les armes, ces soldats avaient choisi de continuer le combat. Faits prisonniers, plusieurs furent exécutés par l’ennemi le 20 juin 1940. C’est, dans le contexte actuel, un signe explicite visant à exclure de la mémoire commune du 80e anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale ceux qui ne sont pas blancs de peau. C’est un acte raciste, il faut le dire explicitement. C’est un acte qui vise aussi à diviser la nation.
Une « enceinte de terre sacrée »
Cette nécropole nationale unique en France (classée ainsi depuis 1966, elle accueille 196 tombes, dont deux de soldats de la Légion et six soldats d’Afrique du Nord, et deux stèles commémoratives) n’a pas été simplement dégradée ou taguée. Elle a été profanée pour ce qu’elle est. Car ce lieu est sacré, et à plus d’un titre. Il nous parle de la République et de nos valeurs les plus précieuses : égalité, fraternité, liberté et… diversité de notre histoire.
Le tata sénégalais, c’est d’abord un lieu de mise à mort. Celui de l’assassinat raciste de 48 soldats africains, le 20 juin 1940 par les troupes allemandes. Une exécution parfaitement orchestrée et mise en scène. Les photographies prises par un soldat allemand et retrouvées par le collectionneur Baptiste Garin en 2019 ont précisément renseigné cette tragédie. Le tata a été construit sur le lieu de la tuerie (regroupant les morts au combat et les soldats assassinés). C’est un lieu sacré et trop méconnu de nos concitoyens.
Le tata, c’est aussi une « enceinte de terre sacrée » pour reprendre les termes de son créateur, Jean-Baptiste Marchiani. Un lieu d’hommage qu’il a conçu comme un trait d’union entre la France et l’Afrique. Un lieu qui devait accueillir les familles des soldats afin qu’elles puissent se recueillir sur leurs tombes. Un lieu qui devait aussi servir à ne pas oublier l’acte abject à l’origine de son érection. Le projet qui est désormais un symbole, une nouvelle fois, de la haine raciste dans la France de 2025.
Dans les pas des bourreaux de 1940
Le tata reste et demeure une nécropole nationale, un lieu où la France recueille ses enfants morts pour elle, quelle que soit leur origine ou leur condition sociale. Elle est à la fois l’expression d’une fraternité d’armes et la reconnaissance perpétuelle de toute la nation. Tout cela, les profanateurs ont voulu l’abattre. Ils ont voulu aussi marcher dans les pas des bourreaux de 1940.
En rayant les noms portés sur les stèles, en s’acharnant sur les noms des « inconnus » inhumés dans la nécropole, ils ont de nouveau voulu effacer leurs identités et nier leur humanité. À la suite des combats de 1940, nombre de corps de soldats africains suppliciés sont ainsi demeurés inconnus. Ceux qui les ont abattus leur avaient enlevé tout moyen d’identification. Cet acte visait à les retirer de la communauté humaine. La profanation du tata sénégalais de Chasselay représente la poursuite de ce processus.
Contre tout cela, les générations se succèdent. Aujourd’hui, des centaines d’élèves visitent chaque année le site, apprennent le destin tragique de ces soldats et leur rendent hommage à l’occasion de multiples cérémonies. Par ce biais, ils prennent conscience de notre histoire, de l’histoire européenne et de ses multiples aspects, y compris les plus tragiques. Au-delà de la simple réfection du site, notre meilleure réponse à la haine (et à la bêtise) sera de continuer à œuvrer au profit de la mémoire de nos soldats venus d’Afrique et des quatre coins du monde pour défendre les valeurs et les idéaux de la République.
Faisons du tata sénégalais de Chasselay un haut lieu de la mémoire nationale. À un moment où nos liens avec l’Afrique sont plus distendus, à un moment où certains travaillent à les effacer ou à fracturer l’unité nationale, au-delà des origines de chacun, montrons à tous que ces liens sont indéfectibles, et d’abord par le sang versé en juin 1940.
Monsieur le président de la République, venez à Chasselay ; venez ici faire un grand discours pour rendre hommage à ces combattants héros de la République ; venez ici pour dire haut et fort que la République s’oppose en tout point au racisme ; venez en ce lieu de mémoire pour effacer cette profanation.