Figurer le terroriste. La littérature au défi
par Catherine Brun
Catherine Brun est professeur à l’université Sorbonne Nouvelle (UMR THALIM). Ses travaux portent sur les rapports de la littérature et du politique (guerre d’indépendance et littérature algériennes, terrorismes) et sur le théâtre contemporain. Que la littérature, comme mouvement hors des sidérations, permette d’approcher la nature des fascinations ou figurations qui nous réduisent à l’impuissance post-traumatique et/ou politique, voici ce que postulent cette livraison de Contemporary French and Francophone Studies (Routledge, Francis & Taylor Group, 2020) qu’elle co-dirige avec Elara Bertho et Xavier Garnier et le volume collectif Figurer le terroriste. La littérature au défi (Karthala, 2021).
L’ère du terrorisme global a mis en scène de redoutables figures publiques dont le potentiel de fascination doit être interrogé. Nombreux sont les auteurs, issus aussi bien de ce qu’Achille Mbembe appelle la postcolonie que des anciennes puissances coloniales, qui posent directement la question du terrorisme dans leurs œuvres.
Le volume Figurer le terroriste. La littérature au défi (E. Bertho, C. Brun, X. Garnier (dir.) en donne de saisissants aperçus, en orchestrant études et extraits littéraires. Comment interroger la figure du terroriste dans l’histoire coloniale et postcoloniale ? Quels usages sont faits d’une telle figure ? Pour servir quels états d’urgence ? Comment traite-t-on cette menace absolue, potentiellement dissimulée sous les traits du colonisé ou du migrant ? Le fait-on de la même façon ici et là ? Parce que la controverse, notamment juridique, sur la définition du terrorisme demeure ouverte, et que l’accusation de terrorisme est toujours réversible, la question des modalités de figuration du terroriste est importante.
Ausculter ces figures et figurations littéraires, c’est moins s’attacher à ce que Jean-François Lyotard appelait des « figures-images », pour dire ce que relève d’emblée du mode du visible, ce qui fait déja tableau, qu’à la « nervure » du visible, « présente dans le visible, visible elle-même à la rigueur, mais en général non vue ». Parce que les œuvres permettent également de cerner ce que les attentats ébranlent (leurs séquelles), et la nature de leurs répliques au double sens d’ébranlement second et de réponse, voire de riposte, Writing Terrorism, livraison de la revue états-unienne Contemporary French and Francophone Studies (C. Brun (dir.) interroge la manière dont les auteurs et les œuvres qui se sont saisis de ces événements-monstres qu’ont été les attentats de Paris en 2015 ont contribué à déposséder les agents terroristes du dernier mot. Que le monde tel qu’on le connaissait ait « vacillé sur son axe », que les attentats soient entrés « dans le roman, comme un camion dans un mur » (Despentes) leur a été une raison supplémentaire d’intégrer « ce qui nous ébranle dans le champ de nos interrogations, sans rien céder de ce que nous sommes » (Mauvignier). Prévaut alors une « poétique de la suture » (Brun) qui permet de conjoindre, de faire tenir ensemble ce qui a cessé de coïncider.
Les dispositifs textuels ne se contentent pas de déjouer les dispositifs de « terreur spectacle » et de soustraire à la sidération : ils ménagent la possibilité d’une reconnexion à l’autre, au monde, à la bibliothèque. Mais cicatrices, coutures, stigmates demeurent visibles. La reconnexion n’efface rien. Elle ne restaure aucun état adamique. Elle ne répare pas parfaitement. Les usages sociaux (réparateurs) sont ceux de la lecture ; ils sont conçus en fonction des impératifs du présent ; ils ne sauraient être impunément imputés à la littérature elle-même.
Sommaire
I. Dits et non-dits
Jeanyves Guérin, « Aucune cause ne justifie la mort de l’innocent »
Tina Harpin, Figurations romanesques et poétiques de l’action violente anticolonialiste en Guadeloupe, Martinique et Guyane : réflexion sur un non-dit
Olivier Penot-Lacassagne, La cause des peuples
Claire Gallien, La littérature comme « menace sérieuse pour la sécurité de la nation ». Interventions littéraires du « terroriste » contre interventions « terroristes » de la littérature
Sony Labou Tansi, « L’anté-peuple »
II. Genèses, devenirs, fabriques
Crystel Pinçonnat, Présumés coupables ou la fabrique nord-américaine du terroriste
Chloé Chaudet, « I, too, found myself understanding the killer ». Les figures de terroristes dans l’œuvre de Salman Rushdie, incarnations d’une hybridité problématique
Grégory Cormann et Jeremy Hamers, Écrire l’amok. L’essayiste, le perdant radical et la haine de soi
III. De l’usage des stéréotypes
Kamel Daoud, « Après tant d’attentats : “Je suis qui ?” »
Boualem Sansal, « Le Serment des barbares »
Marie Sorel, Soldat d’Allah de Christian Authier : autoportrait de l’auteur en chevalier « né trop tard ou trop tôt »
Lisa Romain, La représentation du terroriste dans À quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra et Le Serment des barbares de Boualem Sansal : composer avec une réception postcoloniale ?
Chloé Tazartez, Des figures de terroristes face au récit héroïque chez Mahi Binebine et Laila Halaby
Christina Horvath, Du Loft au Djihad : la figure du terroriste dans les récits de banlieue des années 2000
IV. Brouillages et détournements
Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche
Louiza Kadari, Figures et figurations des terroristes dans « Les nuits sauvages » de Mohammed Dib
Cécile Chatelet, Les terroristes terrorisés d’Antoine Volodine, discours révolutionnaires et attentat littéraire en milieu post-exotique dans Lisbonne dernière marge
Florian Alix, Le terroriste et la culture : roman d’espionnage et intertextualité savante chez Wajdi Mouawad, Abdourahman A. Waberi et Dominique Eddé
Ninon Chavoz, Le peintre et le terroriste : monstres et mues médiatiques
Salman Rushdie, « Franchissez la ligne »
Martin Mégevand, Sur la terreur en contexte postcolonial. Propos intempestifs sur Terror and the Postcolonial
Wajdi Mouawad, « Lettre ouverte aux jeunes gens de mon âge »