Les idéologies raciales, antisémitisme et négrophobie, sont constitutives du développement de l’histoire moderne et partagent des analogies profondément enracinées dans la pensée occidentale. En dépit des principes de tolérance des Lumières, Juifs et Noirs, les « frères de malheur » — désignés comme tels par Fanon —, prisonniers de l’identité essentialisée qui leur a été imposée, ont eu en commun au cours du temps la dépréciation et la stigmatisation de leur apparence et de leurs mœurs, de façon souvent similaire.

Les parcours des Noirs et des Juifs — antisémitisme et racisme, crimes nazis, esclavage, crimes coloniaux et ségrégation — ne se limitent pas aux stéréotypes qui leur ont été attribués, aux violences raciales et aux migrations forcées qu’ils ont subies. Si leurs histoires sont à la fois distinctes et communes, leurs pensées et leurs discours, qui les ont souvent rapprochés, les ont également éloignés. Au cours du temps, leurs relations se sont structurées entre indifférence et identification, fraternité et hostilité, convergences et divergences, alliances et conflits, inclusion et rejet.

Ce livre est consacré à l’épistémologie de leurs perceptions réciproques, à leurs rencontres, à leurs échanges, à leurs alliances, aux combats partagés et à leurs conflits, dans le but de restituer la relation entre Noirs et Juifs telle qu’elle s’est tissée au cours de leur parcours symbolique et historique. Le sujet a été l’objet d’une floraison d’études — en grande partie aux États-Unis — sur les destins associés des deux communautés. Ces recherches, publiées à partir des années 1960, examinaient en particulier la coopération entre les deux groupes au sein du Mouvement des droits civiques mobilisé contre la ségrégation raciale. Leurs dissensions ultérieures ont par la suite été l’objet de débats passionnés.

J’ai cependant pu constater que l’histoire des relations entre Noirs et Juifs depuis l’origine, sur un temps long historique, comme sujet d’intérêt pour soi et en soi, a été discrète. Elle a été évincée au profit des analyses portant sur des controverses spectaculaires tels que le rôle des Juifs dans le commerce des esclaves, les polémiques concernant le racisme anti-noir ou l’antisémitisme des Noirs. Beaucoup moins nombreuses sont les études visant à donner une vue d’ensemble de la genèse et de l’intrication des deux lignes de mémoires mouvantes qui ont façonné cette histoire depuis plus de vingt siècles.

La conceptualisation dès le XIX^e siècle par les Africains-Américains de leur propre exil inspiré par le modèle hébreu et le sionisme, les relations au monde dominant blanc et chrétien, la relation des Juifs à l’esclavage, leur soutien à la cause des Noirs et l’alliance Noirs-Juifs pendant la lutte pour les droits civiques, les accusations selon lesquelles les Juifs auraient été les principaux coupables de la traite négrière, les antagonismes de la fin des années 1960 et les conflits intenses des années 1990, ainsi que l’émergence d’un judaïsme africain-américain et africain au XX^e siècle, sont les matériaux d’origine dont ce récit cherche à déchiffrer les interférences extraordinairement riches.

Je me suis employée à éclairer la genèse des projections réciproques, la constitution de deux lignes de mémoire, la croisée des imaginaires et l’élaboration d’une relation en miroir entre Juifs et Noirs, depuis la période des territoires atlantiques, jusqu’aux divers contextes et situations qui les ont réunis en Europe, dans les Caraïbes et en Amérique du Nord. Ce livre constitue ainsi une analyse des conceptions interdépendantes de soi et de l’autre dans lesquelles l’identification et le rejet, les affinités et l’aliénation sont mêlées et emmêlées.