Imaginer la libération. Des femmes noires face à l'empire
d'Annette Joseph-Gabriel
Annette Joseph-Gabriel est une écrivaine et universitaire étasunienne. Professeure associée d’études romanes ainsi que d’études sur le genre, la sexualité et le féminisme à l’Université Duke (Caroline du Nord), ses recherches portent sur les concepts de race, de genre et de citoyenneté en France, dans les Caraïbes et en Afrique. Ses domaines d'expertise comprennent les écrits des femmes noires, l'activisme anticolonial et l'esclavage dans l'Atlantique français. Son travail valorise les voix marginalisées et montre comment leurs contributions peuvent nous offrir de nouvelles façons de penser les questions culturelles et politiques contemporaines. Son livre Imaginer la libération : Des femmes noires face à l'empire (Rot.Bo.Krik, 2023), publié en 2017 en anglais sous le titre Reimagining Liberation : How Black Women Transformed Citizenship in the French Empire (2017) est considéré comme un ouvrage de référence. Il revient sur le rôle clé que les femmes noires vivant dans l’empire français ont joué dans les mouvements décoloniaux du milieu du XXe siècle. En tant que penseuses et militantes, ces femmes ont vécu une vie d'engagement et de risque qui les a conduites dans des zones de guerre et des camps de concentration et les a fait déclarer ennemies de l'État. En exploitant des écrits publiés et des archives inexploitées, Annette Joseph-Gabriel révèle les efforts anticolonialistes de sept femmes : Suzanne Césaire, Paulette Nardal, Eugénie Éboué-Tell, Jane Vialle, Andrée Blouin, Aoua Kéita et Eslanda Robeson, qui ont participé à un puissant mouvement transnational, méconnu encore aujourd'hui.
Je suis devenue citoyenne française en 2017, tandis que j’écrivais ce livre. Je n’ai eu droit à aucun faste ni à aucune solennité, pas plus qu’à une Marseillaise lors d’une émouvante cérémonie à laquelle aurait pu assister ma famille, heureuse et impatiente de me voir accueillie dans le giron de la France. Personne n’est français dans ma famille. L’enveloppe toute blanche, arrivée par la poste depuis le consulat français, contenait un dossier bleu-blanc-rouge orné d’une Marianne portant le drapeau tricolore, empruntée au fameux tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple.
À l’intérieur du dossier, une lettre-type portait la signature de François Hollande, qui m’annonçait mon « [r]attachement à la longue histoire de la France qui, au fil des siècles, a accueilli des femmes et des hommes qui se sont reconnus dans ses valeurs : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité ». La célèbre devise ternaire, cri de ralliement originel de la Révolution française, arborait donc un ajout, réemballage des valeurs nationales pour une époque nouvelle, où il ne s’agissait plus de brandir la laïcité à la face du clergé catholique avec la même ferveur qu’à l’ère révolutionnaire, mais bien plutôt à celle de l’islam, constitué désormais comme contestation centrale, à partir de laquelle se décide qui peut ou pas être réellement français.
Le reste du dossier était éclairant quant à ce que le gouvernement considérait comme les ingrédients nécessaires pour devenir une bonne citoyenne : les résultats officiels de l’examen de langue obligatoire prouvaient que je connaissais suffisamment le français pour être française. Sur des feuilles A4 pelliculées brillantes, les paroles de La Marseillaise (enfin !), la Constitution de la Cinquième République et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 témoignaient des éléments spécifiques de l’histoire française que je pouvais apparemment revendiquer désormais comme miens. Ce dernier document s’avérerait un point de départ utile pour mon analyse de la question de la citoyenneté dans ce livre.
De la pléthore de documents administratifs qui me parvinrent en acquérant la citoyenneté française, deux en particulier se distinguèrent comme emblématiques du réconfort et de l’embarras apportés par ce nouveau statut. Le premier était une brochure m’informant que si je n’avais pas répondu à la proposition initiale du consulat au sujet de la francisation de mon nom, il n’était pas trop tard pour le faire. Toute personne un jour confrontée au processus administratif français est frappée, comme je le fus, par la rareté des deuxièmes chances. Un dossier entier peut être refusé sans cérémonie ou, au mieux, retourné à l’envoyeur, pour une coquille. M’offrir une deuxième chance de modifier l’orthographe de mon nom, c’était ainsi souligner la nécessité de rendre lisible à l’État français les noms, les identités, les soi estimés illisibles.
Le second document était une carte d’enregistrement au consulat français de Chicago, prouvant que j’étais désormais placée sous protection consulaire. Cette année-là, aux États-Unis et en Corée du Nord, des dirigeants instables se provoquaient l’un l’autre en s’invectivant au sujet de leur apparence physique, de leurs capacités mentales et de leurs arsenaux nucléaires. Le langage protecteur du consulat, aussi douteuse qu’ait été l’efficacité de ladite protection, procurait une illusion de sûreté, alternative à une réalité sinistre. C’était aussi l’année où le gouvernement français renvoya du Conseil national du numérique la très en vue militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo pour avoir utilisé l’expression « racisme d’État » afin de combattre publiquement le racisme institutionnalisé en France. Les promesses de droits et de protection, les rappels administratifs à me rebaptiser pour une meilleure lisibilité, la réalité des femmes noires en France et de leurs revendications continues d’égalité restées lettre morte, tout cela a constitué le terrain depuis lequel je me suis intéressée à la citoyenneté pour ce livre.
Comme en atteste mon dossier de naturalisation française, la citoyenneté désigne une relation de l’individu à l’État. Elle se déploie dans l’arène juridique, celle des constitutions et des lois, des droits et des devoirs. Les images visuelles et linguistiques du dossier témoignaient de ce que la citoyenneté s’étend aussi aux sphères sociales, culturelles et politiques de la construction communautaire, de la formation identitaire et de l’appartenance. Elle est à la fois concrète et abstraite.
Ce livre est un examen des différentes manières dont concret et abstrait se sont assemblés et disjoints quand, au milieu du vingtième siècle, à une période particulièrement charnière de l’histoire française, des femmes noires ont exigé une pleine citoyenneté. Au cœur des archives qui constituent ce livre, on verra que les ingrédients qui y sont concoctés pour faire une bonne citoyenneté sont divers. Nous y entendrons une reprise de La Marseillaise appelant les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens à trouver leur voix politique en faisant d’Eugénie Éboué-Tell la première députée noire de l’Assemblée nationale. Nous verrons l’étendard tricolore entre les mains d’Aoua Kéita, animatrice communautaire dans le Mali rural, cousant sur le drapeau français les lettres RDA, sigle du Rassemblement démocratique africain, fédération de partis politiques anticoloniaux d’Afrique de l’Ouest.
Ces textes variés ne se contentent pas d’établir que les femmes noires peuvent être des citoyennes françaises. Ils nous incitent aussi à repenser la relation entre la race, le genre, l’appartenance et la puissance d’agir politique. Ils nous montrent et nous remontrent que, pour une femme noire, réclamer la pleine citoyenneté, c’est défaire et refaire la République française. C’est redéfinir la nature même de la participation civique et de l’identité nationale dans un pays qui se perçoit comme blanc tout en prétendant être aveugle à la couleur. C’est encore pouvoir imaginer la citoyenneté au-delà des frontières de la France impériale, pour prétendre à des formes d’appartenance aussi multiples que le sont les espaces revendiqués par les femmes noires, à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy.