Interview de Benjamin Stora
Par Tassadit Yacine et Kamel Lakdhar Chaouche
Quelques semaines après la remise de son rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie » au président de la République française, Benjamin Stora répond aux critiques que celui-ci a reçu et détaille la méthode de recherche utilisée dans son travail. Cet entretien paru dans le journal algérien L’Expression le 7 janvier 2021, est l’occasion de découvrir la genèse et la construction de ce rapport qui a suscité nombre de réactions. L’historien et spécialiste de l’Algérie profite aussi de cet entretien pour insister sur la nécessaire neutralité politique d’un tel travail et rappelle l’importance de prendre en compte la diversité des acteurs et des mémoires liées à la blessure coloniale. Il n’hésite pas à admettre certaines « faiblesses » de son travail, liées au manque de temps mis à sa disposition pour la réalisation de sa mission. Il renvoie ses contradicteurs aux dimensions politiques de leurs critiques et rappelle l’objectif de ce texte : « Il ne s'agissait pas en quelque six mois à peine de réécrire une histoire générale, mais de situer les perceptions de cette histoire. »
Les aigris, les rentiers et les auto-stoppeurs de l'Histoire sont nombreux à grincer des dents des deux côtés de la Méditerranée. Le brasier de la mémoire est toujours ardent. Benjamin Stora qui vient de remettre au président Emmanuel Macron un rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie », fait les frais de cette incompréhension. Une descente en flammes accueille l'auteur du rapport. Aux yeux de l'extrême droite française, Benjamin Stora est désormais le nouveau harki de la France. Quel honneur pour cet Algérien de Constantine, de Khenchela, de culture arabe et berbère, natif de ce lieu encore vivant dans les mémoires qui s'appelle Stora, inscrit sur la terre algérienne depuis au moins le Xe siècle. Sa consolation ? Peut-être avait-il lu Paul Valéry : « Le triomphe de l'adversaire est de vous faire croire ce qu'il dit de vous. » Dans une tentative d'exorciser les démons de la mémoire, Stora place le curseur au milieu et crie à qui veut l'entendre que le but de son rapport n'est pas de réécrire l'histoire douloureuse que partagent l'Algérie et la France, mais de faire avancer la perception et les idées sur cette même Histoire. Comme l'a écrit, il y a quelques jours L'Expression : « Le rapport Stora est une piste dans la jungle de la mémoire. » L'anthropologue Tassadit Yacine et le journaliste Kamel Lakhdar Chaouche ont rencontré Benjamin Stora qui a bien voulu s'exprimer sur cette question. Il assure d'abord qu'il n'est pas « un représentant de l'État français, mais un chercheur qui travaille à partir de ses compétences (âgé de 70 ans aujourd'hui, cela fait un demi-siècle que je travaille sur cette histoire) ». Et de préciser : « C'est dans des circonstances particulières, en pleine épidémie, j'ai donc reçu, discuté, avec une cinquantaine de personnes, (...). » Notons enfin, que cet entretien sera suivi ultérieurement, d'un commentaire de l'anthropologue Tassadit Yacine.
L'Expression : Vous venez de rendre public un rapport sur les mémoires algériennes et françaises à la demande du président Emmanuel Macron, qui souhaite s'inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien. Pourriez-vous expliquer comment est venue l'idée de la rédaction du rapport, et dans quelles conditions a-t-il été élaboré ? Commençons par le début : quelle était donc la mission proposée par le président de la République pour l'établissement de ce rapport ?
Benjamin Stora : Pour répondre à cette question, il suffit de lire la lettre officielle de mission, signée le 24 juillet 2020 par le président de la République française : « Conscient et respectueux de vos engagements, je souhaite pouvoir compter sur votre expérience et votre connaissance intime et approfondie de ces enjeux pour nourrir nos réflexions et éclairer nos décisions, en vous confiant une mission de réflexion. Je souhaite que vous dressiez un état des lieux juste et précis de ce qui a d'ores et déjà été accompli dans notre pays sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie ainsi que de la perception qui en est retenue, de part et d'autre des deux rives de la Méditerranée. » Il s'agissait donc de dresser un « état des lieux », de ce qui a été accompli en France, et de la perception de cette histoire, touchant au domaine de l'éducation, des commémorations ou de l'action culturelle (musée, cinéma, édition d'ouvrages). La proposition n'était donc pas d'écrire une histoire de l'Algérie contemporaine, mais de mesurer les effets de cette guerre d'indépendance dans la fabrication des différents groupes de mémoires, en France. Comme vous le savez, cette demande sur les effets de mémoires se situe dans le droit fil de mes ouvrages précédents comme La gangrène et l'oubli (La Découverte, 1991), puis Le transfert d'une mémoire. Du racisme colonial au racisme anti-arabe en France (La Découverte, 1999), enfin, Les mémoires dangereuses, un entretien avec le romancier Alexis Jenni (Albin Michel, 2015).
Revenons au rapport lui-même : Comment avez-vous travaillé pour l'établir, quel a été son objectif et surtout son impact sur la position officielle de la France ?
Je précise d'abord qu'il existe une tradition de commande de rapports de l'État en direction « d'experts » sur des questions qui relèvent de leur domaine de compétence. C'est ainsi que d'autres historiens en France, travaillent sur l'histoire du terrorisme, comme l'historien Henry Rousso, ou Vincent Duclert qui doit remettre en avril son rapport sur la question du Rwanda. Tous ces rapports et leurs préconisations ne trouvent pas forcément d'application effective. Cela relève des décisions du monde politique. Ce n'est donc pas en tant que « fonctionnaire de l'Élysée » ou « conseiller » que j'ai travaillé, mais comme un historien, un universitaire. Je ne suis pas un « représentant de l'État français », mais un chercheur qui travaille à partir de ses compétences (âgé de 70 ans aujourd'hui, cela fait un demi-siècle que je travaille sur cette histoire). Précisons que j'ai déjà rédigé plusieurs rapports pour des préconisations : l'un demandé par le ministère de la Recherche sur « L'état des lieux de la recherche en France sur les questions d'immigration » (en 2016) ; un autre sur « La culture et les réfugiés » (en 2019). Ces deux rapports ont été rédigés en quelques mois au moment où j'étais président du Musée national de l'histoire de l'immigration (présidence que j'ai quittée volontairement en 2019).
Puisque vous avez déjà rédigé des rapports sur diverses questions, et dont celui sur l'immigration, pouvez-vous nous dire l'usage que lui réservent les politiques ?
Pour ce rapport sur la mémoire de la guerre d'Algérie et de la colonisation, j'ai travaillé seul, sans assistance particulière, sans aucune rémunération. Dans des circonstances particulières, en pleine épidémie, j'ai donc reçu, discuté, avec une cinquantaine de personnes, soit dans un café, soit à mon domicile personnel (puisque je n'ai pas de bureau). C'est ensuite aux dirigeants politiques de décider de l'usage de tels rapports.
Avez-vous rencontré différentes personnes pour ce travail ?
J'ai recueilli les témoignages d'une quarantaine de personnalités ou de membres d'associations, à leur demande, ou lorsqu'ils m'ont sollicité directement. J'ai essayé de « n'oublier » personne. J'ai donc vu des appelés du contingent, des opposants à cette guerre, des représentants du monde des « pieds-noirs », des fils de harkis, mais aussi des « enfants de l'immigration » algérienne. Ils m'ont fait part de leurs revendications particulières : pour des commémorations en rapport avec les événements particuliers, tragiques, comme par exemple la journée du 17 octobre 1961 pour les enfants d'immigrés ; le 19 mars, date de la signature des accords d'Évian pour les appelés. J'ai aussi vu des représentants en rapport avec ce qui me semble des défis importants : les archives, avec la directrice des Archives nationales françaises et toute son équipe ; le directeur de l'Agence française de développement, et son équipe pour le développement d'actions cultuelles dans le domaine de la mémoire ; les équipes de la conservation du patrimoine en France ; des médecins, des psychiatres qui travaillent sur les maladies traumatiques liées à la guerre ; des représentants culturels liés à la question de la production du livre, des éditeurs, mais aussi l'équipe de « Coup de soleil », qui organisent chaque année à Paris le « Maghreb des livres » ; des représentants d'associations luttant contre les essais nucléaires en Algérie effectués dans les années 1960 ; des représentants des associations de familles des disparus ; des membres du Comité Maurice Audin, des responsables antiracistes de SOS Racisme ou de la Ligue des droits de l'homme avec Gilles Manceron ; des militants associatifs liés à l'immigration, de Radio Beur comme Nacer Kettane, ou Naïma Yahi, ou des mouvements culturels berbères ; également des représentants d'associations pour la sauvegarde des cimetières en Algérie. Tous sont cités à la fin de mon travail... Mais, hélas, je n'ai pu accéder à toutes les demandes, étant donné que je travaillais seul, et sans moyen.
Impossible d'être exhaustif en si peu de temps et surtout en période de pandémie, vous devez alors avoir des regrets...
Je regrette, par exemple, de ne pas avoir rencontré les représentants des familles liées au terrorisme de l'OAS, comme Jean-François Gavoury, et Jean-Philippe Ould Aoudia ; et d'autres représentants d'historiens qui se battent sur la question de l'ouverture des archives. Et il fallait, pendant toutes ces rencontres, trouver le temps pour la rédaction de ce Rapport à partir de mes notes. Mais à cette occasion, j'ai pu mesurer les demandes mémorielles très fortes, toujours exprimées soixante ans après l'indépendance de l'Algérie. C'est à partir de tous ces entretiens que j'ai pu élaborer différentes préconisations.
La publication de votre rapport précède deux dates importantes : la commémoration du soixantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie et l'élection présidentielle en France...
Oui, il fallait le terminer pour faire des propositions au moment de la préparation de la commémoration du soixantième anniversaire du passage à l'indépendance de l'Algérie, dans un an, en 2022. Bien sûr, je savais aussi que cette date coïncidait avec l'échéance électorale présidentielle française, et il y avait correspondance entre ces événements. Mais j'ai bien pris soin de séparer ces deux événements en ne rencontrant aucun des représentants des formations politiques, restant dans l'indépendance du chercheur par rapport aux enjeux directement politiques. Ce qui n'empêchera pas les usages politiques de ce passé, par différents partis, qui s'adressent à des clientèles électorales (c'est le cas, par exemple, lorsqu'il est question de l'histoire de la Révolution française ou de l'épisode vichyssois). Mais j'ai accepté ce travail en rapport avec mes convictions anciennes : affronter le passé colonial, le dénoncer, faire évoluer la connaissance sur cette longue période.
Avez-vous été surpris par les réactions, parfois agressives, suscitées par votre Rapport ?
Oui, d'abord par l'énorme retentissement médiatique, ce qui démontre que la question de la guerre d'indépendance algérienne reste toujours un sujet brûlant en France, et en Algérie, bien sûr.
Convenons que la médiatisation a d'abord commencé en France où la salve de l'extrême droite a été d'une rare violence ?
La condamnation immédiate par l'extrême droite de mon Rapport car « favorable aux porteurs de valises du FLN » n'est pas surprenante, ainsi que les protestations véhémentes de filles de harkis qui estiment ce rapport trop favorable au nationalisme algérien. Louis Alliot, le maire de Perpignan, a déclaré que ce rapport « était une honte nationale ».
Sur la question des harkis, l'Algérie n'est pas responsable de leur destin, en revanche, la France est doublement responsable : que ce soit en Algérie ou en France. Mais venons-en à la question cruciale : êtes-vous pour ou contre la présentation des excuses de la France à l'Algérie pour les massacres commis ?
Je suis d'accord avec vous. Surpris ensuite par les malentendus, nombreux. Encore une fois j'ai travaillé seul, bénévolement, et il ne s'agissait pas en quelque six mois à peine de réécrire une histoire générale, mais de situer les perceptions de cette histoire. C'est une recherche qui s'inscrit dans le champ des histoires des idées et de la mémoire, inauguré en France depuis de nombreuses années par les historiens Pierre Nora ou Marc Ferro, que je connais bien. « Des travaux pratiques » sur les effets de mémoire, plutôt que des recommandations politiques. J'ai dit, écrit dans mon Rapport, que je ne voyais pas d'inconvénient à la présentation d'excuses de la France à l‘Algérie pour les massacres commis (voir le chapitre à la fin). Soyons clairs : il n'y a pas dans mon Rapport le slogan, « Ni excuses ni repentance ».
Mais je m'interrogeais, au plan de l'efficacité, sur ces présentations d'excuses en évoquant les cas du Japon face à la Chine. On pourrait ajouter que la présentation d'excuses des USA au Vietnam, n'a pas empêché le développement des idéologies des suprématistes blancs contre les minorités (comme on le voit avec le puissant mouvement trumpiste). J'ai donc plaidé pour un travail de longue durée, par l'Éducation nationale notamment, l'écriture des programmes scolaires ; ou la tenue d'un colloque sur les militants et intellectuels anticoloniaux, de Mauriac à Alleg, de Jeanson à Vidal-Naquet. À travers des figures symboliques comme Gisèle Halimi ou Ali Boumendjel, dire à la société française ce qu'a été le combat mené. Dans la suite du choc en France, causé par la reconnaissance du meurtre de Maurice Audin. Maurice Audin, c'est déjà en soi un geste important. Vidal-Naquet a combattu toute sa vie pour prouver l'assassinat de Maurice Audin et pour dénoncer la torture. Il est mort sans avoir vu le fruit de son combat. Ajoutons au dossier Iveton, Maillot etc... Et tous ces Français (ou Algériens d'origine européenne : chrétiens, juifs ou autres) qui doivent être reconnus comme des militants de la cause algérienne et comme algériens à part entière.
Votre document fouille dans les abysses de la mémoire. Vous disséquez deux sociétés et vous les juxtaposez : l'une, algérienne déracinée et l'autre française, baignant dans la nostalgie d'un empire.
Je suis surpris aussi par le rejet de ma description du « monde du contact » au temps colonial dans des analyses de certains chercheurs algériens. Alors que les nationalistes algériens, tout au long de leur longue histoire, ont voulu se rapprocher de la gauche française par le biais des syndicats notamment. Le refus de la gauche de prendre en charge ce combat pour l'indépendance n'a pas empêché que se consolident des liens d'amitié.
Surpris aussi, lorsque l'on explique que je renvoie dos à dos les agresseurs coloniaux et les victimes. Mais restituer les différents groupes de mémoires de cette histoire dans leur pluralité, ce n'est pas accepter leurs positions idéologiques ! Il suffit de lire dans mon Rapport comment je présente les deux sociétés : l'une, algérienne, avec un imaginaire marqué par la perte de l'identité personnelle (les SNP), la dépossession des terres et des massacres, et l'autre, française, toujours traversée par la nostalgie d'un empire pour construire son imaginaire. Est-ce là bâtir un récit « asymétrique »?
Qu'en est-il du travail de l'historien et de celui chargé d'établir un rapport ?
Le travail de l'historien est de rendre compte de tous les points de vue. Ce n'est pas un travail partisan, même si mes convictions entrent en ligne de compte dans l'élaboration du récit. Je précise enfin, que tout mon travail universitaire pendant de nombreuses années s'est précisément situé du côté des victimes du système colonial. Disons aussi que les militants ne se vivaient pas comme des victimes, mais comme des combattants. Ce que j'ai vu en établissant les biographies de Messali El Hadj ou de Ferhat Abbas, ou mon dictionnaire biographique de 600 militants nationalistes algériens, rédigé tout seul de 1980 à 1985, à partir de la consultation de masse d'archives à Aix-en-Provence et le témoignage, précieux, d'une quarantaine d'acteurs du Mouvement national. J'en profite pour remercier le grand historien algérien, Abdelmadjid Merdaci, hélas aujourd'hui décédé, qui m'a beaucoup aidé dans ce travail difficile. Il manque aujourd'hui dans le débat d'idées sur les origines du nationalisme algérien et ses rapports différents aux pouvoirs coloniaux. Également, ma thèse d'histoire soutenue en 1991, sur l'histoire de l'immigration en France (1912-1962) a montré la vie quotidienne et les combats politiques livrés par les ouvriers algériens. Comment juger de mon rapport de 2021, un travail de synthèse universitaire sur les effets de mémoire dans la société française, en omettant systématiquement tous mes travaux antérieurs ?
Nous croyons, encore une fois, que pour les Algériens et même pour les Français, ce rapport est perçu comme une feuille de route, pour le président de la République française. Comme si le chercheur était devenu un simple scribe au service de la raison d'État. Il y a une équivoque qu'il vous appartient de lever absolument. Au lieu de le rejeter en bloc, je crois qu'il est important de s'en servir comme d'un tremplin permettant de faire avancer la cause des Algériens. S'ils ont été nombreux à réagir (nous ne parlons pas des apparatchiks), c'est en raison de la frustration, du non-dit et du rejet systématique de leur histoire et de leur mémoire par la « France ». C'est aussi parce qu'ils ont gardé en mémoire le jeune historien engagé envers la cause algérienne, leur cause et d'une certaine manière votre cause, c'est aussi parce que vous êtes quelque part algérien. Un Algérien bien avant l'arrivée des Français, qui sait ce que signifie le déracinement. Un Algérien de Constantine, de Khenchela, de culture arabe et berbère, natif de ce lieu encore vivant dans les mémoires, qui s'appelle Stora, inscrit sur la terre algérienne depuis au moins le Xe siècle.
On croit savoir que ce rapport sera édité sous forme de livre. Le confirmez-vous ?
En effet, ce rapport sortira sous la forme d'un livre au début du mois de mars 2021, et les lecteurs pourront juger directement de mes propos. La discussion démocratique est légitime pour la progression du savoir historique ; mais pas les réquisitoires à caractère strictement politique.