Ismaÿl Urbain, d’Égypte en Algérie
par Roland Laffitte & Naïma Lefkir-Laffitte
Roland Laffitte est chercheur indépendant et essayiste. Il s’intéresse aux rapports de tous ordres, passés comme présents, notamment politiques et culturels, entre les sociétés vivant sur les rives de la Méditerranée, et tout particulièrement à l’interpénétration réciproque des civilisations qu’elles ont fait fleurir de l’Antiquité à nos jours. Il est secrétaire général de la Société des études saint-simoniennes et Président de la Société d'études linguistiques et étymologiques françaises et arabes (SELEFA). Naïma Lefkir-Laffitte est journaliste et photographe, autrice et réalisatrice de films documentaires, notamment Ceux de la Casbah (1993), et À l’école de l’astrolabe (2011). Ils ont écrit ensemble L’Irak sous le déluge aux éditions Hermé (1992) et L’Orient d’Ismaÿl Urbain d’Égypte en Algérie (tomes 1 et 2) aux éditions Geuthner (2019). Les auteur.e.s présenteront leur ouvrage dans l’émission Questions d’islam animée par Ghaleb Bencheikh, le dimanche 9 février à 7h05, qui sera ensuite disponible en podcast. Ils seront également tous deux présents le vendredi 14 février à 16h à la Société des études saint-simoniennes, Bibliothèque de l’Arsenal 1, rue de Sully, 75004 Paris.
Plusieurs lectures s’offrent pour ce livre, qui, tout en parcourant la vie d’un personnage aussi singulier qu’attachant et du courant saint-simonien, se veut un essai historique.
Fils d’un armateur de La Ciotat et d’une mère mulâtre née esclave, Thomas Urbain est né le 31 décembre 1812 à Cayenne. Après de jeunes années ballottées entre la Guyane et Marseille, nous vivons en 1831 ses élans républicains dans l’atmosphère brûlante des débuts de la monarchie de Juillet puis, en 1832, son entrée en saint-simonisme et la truculente retraite de Ménilmontant de Prosper Enfantin et de ses disciples, où s’ébauchent les talents poétique du jeune homme. Suite à l’interdiction de l’organisation et l’arrestation de ses chefs, nous participons aux missions prolétaires à Lyon et dans le Midi puis, en 1833, à la quête de l’union Orient-Occident dans un voyage en Égypte de trois années, fertile en péripéties pittoresques et porteur de riches leçons politiques qui dépassent l’effritement du rêve originel et l’échec des projets du canal de Suez et du barrage du Nil. La conversion à l’islam, avec laquelle Urbain prend le prénom d’Ismaÿl, lui confère pour le reste de sa vie une place à part dans la famille saint-simonienne.
Après un difficile intermède parisien d’une année, il part en avril 1837 pour l’Algérie en pleine tourmente militaire. Pour lui comme pour ses deux mentors, Prosper Enfantin et Gustave d’Eichthal, ce pays va profondément altérer les premières idées de la période d’emballement spirituel pour l’Orient et de connivence pacifique avec lui. Les ambitions littéraires d’Urbain plient devant la réalité cruelle du fracas des armes, il est poussé vers des tâches prosaïques d’interprétariat et d’administration. Il se fait cependant, à travers articles de presse, brochures, rapports militaires et correspondances privées, surtout celle avec d’Eichthal, son second dans le duo des « deux proscrits : le Juif et le Noir », témoin des méfaits de la conquête en marche et « avocat des Algériens ».
Cette tranche de vie est l’occasion de nous plonger, à travers des personnages en chair et en os, dans les grands débats qui secouent la société française des années 1830 : avenir de la classe ouvrière, émancipation de l’esclavage, question des « races », rapports Occident / Orient, notion de civilisation, conquête et colonisation, question des rapports avec l’islam, autant d’interrogations qui, dans un tout autre contexte, nous assaillent encore. Le propos est traversé par une question centrale : comment un courant qui proclamait en Égypte l’association Occident / Orient « sans conquêtes et sans colonies », a accepté, en si peu de temps, le fait accompli de la mainmise sur l’Algérie et prôné désormais une paradoxale « association dans la conquête » ?