« La décolonisation britannique, l'art de filer à l'anglaise »
par le Groupe de recherche Achac
Deborah Ford, documentaliste-recherchiste signe pour Les coulisses de l’histoire d’Arte un documentaire saisissant sur la violence du gouvernement anglais dans les processus d’indépendance. Alors que 2020 a marqué le 60e anniversaire des indépendances d’un grand nombre de pays africains, ce documentaire produit par Lucie Pastor et Catherine Servan-Schreiber (Cinétévé/Arte) s’inscrit dans la continuité du documentaire en deux parties Décolonisations, du sang et des larmes (Cinétévé/France TV) de David Korn-Brzoza et Pascal Blanchard et diffusé en octobre 2020 sur France 2, et du film en trois parties Décolonisations (Arte) de Karim Miské, Pierre Singaravélou et Marc Ball. Pour son deuxième documentaire à la réalisation, Deborah Ford livre une relecture nuancée de la décolonisation anglaise et déconstruit l’image pacifique qu’on lui associe, révélant une violence qui rappelle la volonté des Français à maintenir leur domination sur leur Empire.
De la partition indienne à la guerre éclair aux Malouines, de « l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais » au Commonwealth of Nations, la mue de l’Empire anglais est le fruit d’un processus entamé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Si la vague de décolonisation britannique est souvent représentée comme s’étant déroulée avec la bénédiction et l’accompagnement de l’Empire britannique, le documentaire de Deborah Ford propose une autre narration des épisodes d’indépendances. En mettant en parallèle la brutalité des répressions en Malaisie, au Kenya, ou au Yémen et la puissante machine de propagande du gouvernement, la violence de l’appareil punitif colonial apparaît au grand jour.
La partition indienne tracée arbitrairement par un avocat londonien s’est soldée par des centaines de milliers de morts et près de 15 millions de déplacés, et Lord Mountbatten, dernier vice-roi de indes, est célébré comme un héros à son retour sur les Îles. De véritables camps concentrationnaires sont mis en place au Kenya pour contrer les Mau-Mau. La répression fera 100.000 morts kenyans, et au moins 320.000 détenus dans les camps dont plus d’un millier sont exécutés et des milliers d’autres torturés[1]. En Malaisie les indépendantistes sont traqués, assassinés, et la population est réprimée et enfermée. L’insurrection malaise débute en 1948 et dure jusqu’en 1962. Elle a mobilisé près de 40.000 soldats britanniques du Commonwealth contre 7.000 à 8.000 guérilleros malais, essentiellement communistes. L’aviation britannique procède à des bombardements dans la jungle, et déplace des villages entiers (650.000 personnes) dans des camps pour éviter d’éventuels soutiens aux insurgés. Principale raison de la détermination à rester en Malaisie, l’exploitation très lucrative d’étain et de caoutchouc, mais aussi l’assassinat de Sir Henry Guerney, le Haut-commissaire à la Malaisie. Son successeur, le général Templer est le maître d’œuvre de la répression sanglante des nationalistes, qui devient un modèle à appliquer pour toute autre tentative indépendantiste. Il déclare en 1952 dans le Time Magazine« La jungle a été neutralisée » avant de procéder à l’usage d’agent Orange entre 1952 et 1954[2].
La Grande-Bretagne, fragilisée après la crise de Suez, s’accroche à Aden, place stratégique au Moyen-Orient, et déploie sous l’œil des caméras une terrible répression sous le commandement de Colin Mitchell, surnommé « le fou ». En 1967, alors que Londres après l’assassinat de vingt de ses militaires et l’occupation du quartier du Cratère, ordonne à ses troupes de ne pas intervenir, le colonel Mitchell refuse de laisser l’affront impuni. A la tête de son régiment écossais, il reprend sans état d’âme le quartier occupé. Tortures, arrestations abusives, assassinats, tous les moyens sont bons pour traquer les terroristes, alors même que la Grande-Bretagne a prévu de se retirer un an plus tard de la péninsule. Autant d’épisodes qui remettent en question l’image pacifique et bienveillante d’un État prêt à libérer ses colonies.
Ce retour critique sur un passé dit « glorieux » et pourtant traversé de zones d’ombres et de violence est une étape nécessaire dans la démarche occidentale de réflexivité sur l’histoire coloniale. « Les documents officiels, lettres d’administrateurs coloniaux, films amateurs et photographies de soldats, ont révélé la face cachée d’une décolonisation sanglante en Inde, en Malaisie, au Kenya, à Aden ou encore au Zimbabwe. Une réalité monstrueuse que les gouvernements britanniques de droite comme de gauche, ont tenté de camoufler par le visage autrement plus respectable des parades, départs de l’Union Jack, ou des visites officielles d’Elizabeth II, véhiculées par les Actualités cinématographiques de l’époque. » rappelle Deborah Ford la réalisatrice du documentaire. Le débat public sur les violences de l’Empire britannique n’a pas encore eu lieu selon le Jon Wilson, professeur d’histoire moderne au King’s College de Londres.
Mais certains pays du Commonwealth dont la reine Elizabeth II reste la souveraine, n’ont pas attendu l’ouverture de ce débat pour revenir sur le passé colonial. Après Trinité-et-Tobago, la Dominique et la Guyane britannique, c’est à la Barbade de s’émanciper de la tutelle britannique en se constituant en une République. La Jamaïque pourrait être la prochaine île à s’émanciper, puisqu’elle entend organiser un référendum sur la question. Le Brexit maintenant acté, le Royaume-Uni compte pourtant plus que jamais sur la coopération de ses partenaires d’outre-mer. Le Commonwealth pourrait, en effet, être un outil idéal pour mettre en place un système international de libre-échange, au centre duquel l’Angleterre pourrait se placer, Mais les partenaires du Commonwealth désormais sur un pied d’égalité avec leur ancien colonisateur au sein de cette organisation, pourraient amener les Britanniques à enfin ouvrir une discussion sur l’Empire et ses égarements.
Alors que les indépendances des colonies anglaises d’Afrique célèbrent leur soixantième anniversaire, et qu’est célébré la Journée du Commonwealth le lundi 8 mars, ce documentaire produit par Cinétévé et Arte nous rappelle les décolonisation de l’histoire européenne. Tout comme le film en deux parties Décolonisations, du sang et des larmes, ce documentaire permet aux nouvelles générations d’appréhender le passé colonial, d’avoir un regard plus objectif sur cette histoire et de mener une réflexion de fond sur ces récits que les puissances occidentales ont construit de façon unilatérale.
[1] Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine. De Kenyarra à Sankara, La Découverte, 2014.
[2] Lion Olivier, « Des armes maudites pour les sales guerres ? L’emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques », Stratégique, vol. 2009/1, n° 93-94-95-96, 2009, p. 491-531.