« La dernière frappe du révisionnisme-crétinisme en matière coloniale »
par Alain Ruscio
Le billet d’humeur d’Alain Ruscio est publié dans l’excellent site internet « Histoire Coloniale et Postcoloniale », site majeur dans la publication d’articles sur la colonisation. Alain Ruscio, historien et spécialiste de la colonisation française en Indochine, est notamment l’auteur de Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS (La Découverte, 2015) et le directeur du troisième tome de l’Encyclopédie de la colonisation française. D-F (en 6 tomes), paru aux Indes Savantes en 2019, et il a contribué à l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (CNRS Éditions, 2019).
Il y a quelques années, le regretté Gilbert Meynier et le toujours actif Mohammed Harbi avaient durement épinglé le livre de Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie[1] sous le titre « La dernière frappe du révisionnisme médiatique »[2]. Ce qui n’a pas empêché ledit Georges-Marc Benamou d’être invité sur divers plateaux et d’y apparaître toujours comme un spécialiste de l’Algérie. Ainsi vont les médias. Mais passons. Une seule cible à la fois.
Il s’agit cette fois d’une revue sur papier glacé dont le titre Spécial Histoire, sur fond rouge (avec un rectangle jaune un peu accrocheur annonçant « nouveau »). Le titre général est « Afrique-Algérie-Indochine… Les colonies, une incroyable épopée ». On apprendra au responsable de ce titre que l’Algérie est en Afrique. Ça commence bien. Plus quelques sous-titres : « Un bilan impressionnant »… « Les gâchis de la décolonisation »… « Saïgon, quel souvenir ! ». Plusieurs lectures s’offrent pour ce livre, qui, tout en parcourant la vie d’un personnage aussi singulier qu’attachant et du courant saint-simonien, se veut un essai historique.
Un auteur qui se cache soigneusement
La première surprise est l’absence totale, sauf erreur ou omission, de nom d’auteur. On a beau chercher, on constate que l’éditorial est signé « La rédaction », sans plus. Puis qu’à aucun moment ne figure une signature sous les articles. La revue étant en kiosques depuis ce matin, 6 février, il n’a pourtant pas fallu longtemps pour que les réseaux sociaux avancent le nom de Maxyme Hubner, alias Darey Levezu[3], à la réputation sulfureuse (le mot plagiat a régulièrement été prononcé à son endroit). À la lecture de ce Spécial Histoire, on va vite comprendre pourquoi l’anonymat y règne.
Que le lecteur qui va lire les lignes qui suivent se prépare : ce sera un exercice douloureux. Les fautes de syntaxe et d’orthographe y abondent, les affirmations, aussi abruptes que révisionnistes (ou négationnistes ?) s’y succèdent à raison d’une, deux, trois, dix par page. On n’en citera ici que quelques-unes, ayant été assez vite lassé.
Cela commence par un édito bien léché où l’on apprend que « la France est alors persuadée de sa supériorité de sa civilisation ». Deux possessifs dans une même phrase, un de trop. Puis : « L’ennemi de toujours se nomme l’Angleterre est c’est à coups de colonisation que les deux pays rivalisent ». Bescherelle, pleurez. Ou non, gardez vos larmes : vous aurez tant d’autres occasions. Quant à Descartes, on peut le mettre au défi de comprendre cette phrase : « La colonisation avait aussi pour but d’ouvrir de nouveaux marchés économiques, d’instaurer une religion, notamment de convertir de nouveaux chrétiens, sans oublier d’endiguer une démographie galopante et enfin, une ambition politique, une énorme concurrence entre les nations ». Pour finir par un magnifique : « La France a construit et investit là-bas plus que nul autre pays ! ». L’éditorialiste n’est pas à un « t » près. Tournons les pages.
Page 12, une fière affirmation : « Il n’est pas question ici d’entamer un débat sans fin sur les bienfaits ou les méfaits de la colonisation… ». Fort bien, nous sommes soulagés. Mais notre bonheur est de courte durée, car la fin de la phrase est bescherellement catastrophique : « … mais plutôt de jeter un regard neutre et assez objectif de ce que cela a apporter ou retirer aux pays colonisés ».
Les réalités historiques martyrisées
Jusqu’à présent, seule l’orthographe avait été martyrisée. Mais les réalités historiques y ont immédiatement après droit. Affirmation liminaire : « En restant objectif, force est de constater que la mission civilisatrice a été menée à bien. Le bilan scolaire dans les colonies reste un bienfait pour les populations locales. Grâce aux très nombreuses écoles créées sur ces territoires, l’instruction générale fut en développement rapide ». Une instruction si « générale » qu’elle laissa, selon les lieux, entre 85 et 95% des enfants indigènes hors de l’école. L’auteur anonyme de l’article a-t-il d’autres chiffres à nous opposer ? « Bien sûr, conclut-il dans ce paragraphe, que tout ne fut pas parfait, loin de là, mais on pourrait rester simplement juste et en finir avec cette repentance permanente quand on parle colonisation ». Nous y voilà. Malgré les polémiques qui nous opposèrent naguère à Daniel Lefeuvre et à Max Gallo, avouons que leur prose, au moins, était charpentée. Elle. Car la suite est pire encore, si, c’est possible : « Il ne s’agit pas d’une repentance quelconque, il est temps de passer à autre chose, comme par exemple sauver la planète ». Une colonne plus loin (oui, nous sommes toujours page 12), un drôle de « La plupart de ces pays font parti… » à la place de « partie ».
Page 18, Samuel de Champlain devient « Chamblain ».
Page 19, Toussaint Louverture est présenté comme mort en France « dans des circonstances encore inconnues à ce jour ». Alors là, fini de plaisanter, on a envie de gueuler un bon coup, ne serait-ce que pour saluer ce héros haïtien, ignominieusement jeté dans un cachot du Fort de Joux, dans le Doubs, l’une des régions les plus froides de France, ce Toussaint transi, ce Toussaint mal nourri, ce Toussaint retrouvé un matin d’avril 1803 raide, amaigri par la pneumonie, bleui par le froid.
Page 22, en titre et gros caractères, « L’Empire Coloniale… », un féminin superfétatoire.
Page 23, la chronologie en prend un sacré coup, car la chute du Premier Empire est datée de… 1803, deux ans avant le soleil d’Austerlitz. Guère plus heureux : « La monarchie est rétablie et commence alors la conquête de l’Algérie par le roi Charles X en 1830 afin de redonner un sens et de reconstruire un nouvel Empire Colonial ». Outre que c’est écrit avec les pieds, il n’y a pas là le début d’une démonstration, pour la bonne et simple raison qu’elle est impossible : tous les historiens qui ont étudié la conquête ont établi depuis des décennies qu’il n’y avait aucune politique rationnellement arrêtée dans la décision du roi Charles, dernier de ce nom.
Page 29, la France est intervenue en Indochine parce que « les accords ne (furent) pas pleinement suivis par l’empereur vietnamien ». Fourberie asiatique : comment, dans ces conditions, ne pas lui montrer par le canon qu’il fallait « suivre les accords » avec la loyale France. Au passage, on aura remarqué que « l’empereur vietnamien » n’avait pas de nom. Son voisin cambodgien, lui, est nommé : Norodom. Mais il est affirmé qu’il avait des « sponsors » thaïlandais. Drôle de mot pour décrire des événements du XIXe siècle. On continue.
Page 33, « vers le début du XXe siècle », le contrôle français s’étendait sur la « République centrafricaine » et la « République du Congo ». Diable !
Page 34, l’auteur énumère les « conditions qu’un indigène devait remplir pour obtenir la nationalité française : ils comprenaient… ». Donc « conditions » est devenu masculin. Bof.
Page 36, Abd el Krim le combattant rifain a été exilé en 1926 « dans le Pacifique ». En fait, ce fut à La Réunion, dans un océan que chacun s’accorde à nommer « Indien ». Sauf, il est vrai, un autre ignare en géographie, un Premier ministre de la France, qui avait fait la même bourde il y a quelques années (Manuel Vals, 13 juin 2015).
Confusions et anachronismes
Quelques lignes plus bas, dans un paragraphe qui décrit les déboires des territoires ultramarins français lors de la Seconde Guerre mondiale, cette liste fourre-tout : « Diverses parties ont été occupées par des puissances étrangères (le Japon Indochine, La Grande-Bretagne en Syrie, au Liban et à Madagascar, Les États-Unis et la Grande-Bretagne au Maroc et en Algérie, et l’Allemagne et l’Italie en Tunisie) ». S’il se trouve des Anglais et des Américains, enfants de nos alliés, qui lisent ces lignes, gageons qu’ils seront peu heureux d’être mêlés aux militaristes, fascistes et nazis de cette guerre. Souhaitons, ou prions pour certains, que cette grande revue d’Histoire ne franchisse jamais nos frontières.
Toujours page 36, on va cette fois en Indochine. Pour apprendre que le Viet Minh, en 1945, était soutenu par l’Union soviétique et la Chine « ce qui a déclenché la Première Guerre d’Indochine ». Or, en 1945, la diplomatie soviétique se contrefoutait de ce petit Viet Nam : Staline n’a reconnu le gouvernement Ho Chi Minh qu’en janvier 1950. Quant à Mao, rien à lui reprocher : sa République populaire n’existait tout simplement pas en 1945 !
Page 37 (on voyage avec cette revue), on est en Afrique subsaharienne pour apprendre que le mouvement indépendantiste s’appelait « Union des peuples de l’insurrection du Cameroun », au lieu, c’est pourtant facile, de Union des populations du Cameroun. Laquelle Union eut à déplorer « peut-être jusqu’à 100 morts ». Il y a pourtant bientôt dix ans que le maître-ouvrage de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa[4] est paru, que l’on sait que se livra là la troisième guerre (avec l’Indochine et l’Algérie) de la décolonisation tragique, que le nombre des victimes fut probablement de plusieurs dizaines de milliers.
Colonne d’à côté : la guerre d’Algérie a été caractérisée par des « atrocités (des) deux côtés ». Mais bien sûr.
Une colonne encore et on est dans l’océan Indien : « L’île de Mayotte a voté par référendum en 1974 pour conserver son lien avec la France et renoncer à son indépendance ». Oui, sauf que ce sont les Comores qui ont voté pour l’indépendance et que la France tout autant giscardienne que néo-coloniale leur a arraché une partie de leur territoire, au mépris du droit international, acte condamné à 14 reprises depuis par les Nations Unies.
Page 44 : « Suite à l’accord de Genève de 1954, les Français évacués du Vietnam et de l’Indochine française ont pris fin ». Heureusement, ils n’ont pas tous « pris fin ».
Charabia et quiproquos
Même page, sous un portrait de Ho Chi Minh jeune (1921) : il est affublé du nom de « Nguyen Aïn Nuä C », probablement une mauvaise transcription de Nguyen Ai Quoc, reprise sans distance critique aucune.
Page 46, la province de Siem Reap et les temples d’Angkor ont été restitués ou cédés à la Thaïlande « en 1938, sous l’administration du Front populaire » et « des signataires de chaque pays ont été envoyés à Tokyo pour signer le traité ». Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Oh, un rien, une petite erreur de date. C’est en fait en 1941 que le régime de Vichy, il est vrai sous la contrainte du Japon, a dû céder cette région au Siam et que les émissaires français ont dû signer le traité de Tokyo (9 mai 1941).
Page 47, une curieuse formule : « Ho Chi Minh, fondateur des Indochinois parti communiste ». Tel quel.
Page 48, sous un portrait de Giap et du même Ho Chi Minh, cette légende : « Famine de 1945 au Vietnam : un million de morts ». Si le chiffre est hélas vraisemblable, les deux portraitisés n’y sont pour rien : c’est durant l’hiver 1944-1945, donc sous l’administration française (contrôlée par les Japonais) qu’il y eut cette effroyable famine. Ho et ses camarades ne prirent le pouvoir qu’en septembre 1945. Qu’importe : quelques gouttes de fiel, ça n’a jamais effrayé l’auteur.
Page 80 : avant Dien Bien Phu, « les politiciens français envisageaient de plus en plus de rouvrir les pourparlers avec les communistes ». Fantasme : Laniel (celui de la « dictature à tête de bœuf » épinglé par Mauriac) et Bidault (colonialiste jusqu’au bout des ongles et futur dirigeant de l’OAS) furent des va-t’en guerre heureusement renversés à temps par la Chambre, qui envoya illico presto Pierre Mendès France négocier à Genève… mais c’était après Dien Bien Phu. Même page : le général Henri Navarre (le vrai père de Dien Bien Phu) est bizarrement appelé par deux fois « La Navarre ».
Page 54, tiens, un retour au révisionnisme : « N’en déplaisent à certains » (une petite faute) « la France participera très efficacement aux développements économiques » (pourquoi ce pluriel ?) du pays, même si c’était dans un premier temps à des fins très personnelles. N’empêche qu’au final les pays de l’Indochine vont s’industrialiser grâce à la France. Quelle industrialisation ? Les rares économistes coloniaux (Paul Bernard) qui la préconisèrent ne furent pas écoutés. Après un siècle de présence française, il y avait des filatures à Nam Dinh, une première transformation du latex dans le sud de la péninsule… et ce fut à peu près tout.
Page 65. Drôle de plan qui nous ramène de nouveau à la conquête de l’Algérie. Et on apprend que le dey d’Alger, en 1827, avait frappé le consul Deval d’un coup de « fouet ». Dans notre candeur, on avait mémorisé que cela avait été un coup d’éventail ou, variante, de chasse-mouches.
Page 70, l’auteur se considère comme créateur d’un nouveau vocabulaire historique : « … l’État français de Philippe Pétain, mieux connu sous le nom de Vichy France ». On a échappé à Vichy-fraise.
Page 71 : « L’Algérie française était un slogan utilisé vers 1960 ». Ce « vers » est délicieux. Notre collègue Jean-Louis Marçot situe la naissance de ce « slogan », non pas « vers », mais « en » 1842[5]. Mais que sont 120 années pour ce puits de science, l’auteur de cette belle étude ?
Monument de révisionnisme-négationnisme, montagne de mauvaise foi, sommet d’inculture historique, voilà ce qu’est ce numéro. Mais surtout, surtout, chef-d’œuvre de crétinisme. Pour me venger du temps passé (perdu) à le lire, puis à rédiger cette rubrique, un mot. De Flaubert : « Plumet fils ! qui avez inventé la désinfection de la merde, donnez-moi un acide quelconque pour désembêter l’âme humaine »[6]. Je ne sais pas qui était Plumet fils. Mais il n’a décidément pas réussi à « désembêter » certaines « âmes humaines ».
J’ai acheté cette revue en kiosque ce matin, ô repentance, oui, cette fois, ô douleur, ô honte… Mes amis, toujours aussi charitables, me diront : « C’est bien fait mon pote ». Mais quand même, 8,90 euros…
Remboursez !
[1] Paris, Robert Laffont, Paris, 2003.
[2] In Sébastien Jahan & Alain Ruscio (dir.), Histoire de la Colonisation, Réhabilitations, Falsifications, Instrumentalisations, Paris, Éd. Les Indes Savantes, 2007.
[3] Robin Korda, « Qui se cache derrière Spécial Histoire, le magazine consacré aux colonies ? », Site du Parisien libéré, 6 février, 17 heures 24.
[4] Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 2011.
[5] Article de la Revue des Deux Mondes, cité par Jean-Louis Marçot, Comment est née l’Algérie française (1830-1850). La belle utopie, Paris, La Différence, Coll. Essais, 2012.
[6] Lettre à Louis Bouilhet, Athènes, 19 décembre 1850, in Œuvres complètes, Correspondance, vol. 13, Paris, Club de l’Honnête homme, 1974.