« La longue marche des banlieues »
par Erwan Ruty
Depuis les années 1990, Erwan Ruty joue un rôle important dans la représentation médiatique des « banlieues françaises ». Auteur de « Une histoire des banlieues françaises » (Les Pérégrines, 2020), co-fondateur du tiers-lieu Le Médialab93 à Pantin, de l’association pour la connaissance des quartiers Presse-et-Cité, de l’agence de presse des quartiers Ressources urbaines, du trimestriel Respect mag (devenu Respect en 2022) et du premier mensuel des quartiers, Pote à Pote, Erwan Ruty a récemment écrit le documentaire La longue marche des banlieues — réalisé par Jil Servant et coproduit par Dynamo productions. Ce long métrage revient sur la nature du phénomène socio-urbain des banlieues dans la ville de Lyon et s'intéresse aux violences matérielles et symboliques subies par les populations issues des migrations qui sont à la genèse de la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983, dont on commémore le 40e anniversaire cette année. Ces questions ont d’ailleurs été abordées lors du colloque « Immigration, colonisation. Enjeux d’histoire / Enjeux de mémoire » organisé par le Groupe de recherche Achac au Musée de l’Homme le 20 septembre 2023. Dans cette tribune, Erwan Ruty présente une série de réflexions sur le contenu du documentaire lui-même, ainsi que sur les questions soulevées par les contestations qui ont vu le jour dans les années 1980. Il s'agit d'une rapide radiographie du contexte de l'époque et d'une invitation à faire ce que fait le documentaire : revisiter, 40 ans plus tard, ce moment singulier, aux côtés de ses protagonistes.
« La longue marche des banlieues », documentaire que j’ai écrit, réalisé par Jil Servant, est un film de 52 mn produit par Dynamo productions pour France Télévisions, sur la naissance des banlieues dans la région lyonnaise dans les années 1980. Ce film documentaire met en perspective ces événements maintenant historiques avec la situation actuelle.
On y évoque le contexte d'émergence des banlieues françaises : la construction de logements de grands ensembles et leur arrêt brutal au profit des lotissements pavillonnaires ; la désindustrialisation et le chômage de masse ; la fermeture des frontières, le regroupement familial et le racisme à l’encontre de cette nouvelle immigration post-coloniale.
Mais aussi les conditions qui ont rendu possible en 1983 la Marche pour l'Égalité et contre le racisme, ce mouvement français des droits civiques, et qui le rendraient plus difficile de nos jours, notamment son encadrement par les mouvements de lutte de l’immigration et d’éducation populaire, les centres sociaux, les syndicats et partis de gauche... Sont aussi évoqués les mouvements culturels dont la Marche a accéléré l'émergence, ainsi que le rôle particulier du contexte lyonnais dans la naissance de ce qu'on appelle maintenant les « banlieues » : premiers « rodéos », premières émeutes, premières démolitions d'immeubles, premier grand mouvement citoyen, logement social novateur, lancement de la politique de la ville...
On évoque également les difficiles lendemains de cette marche : l’impasse politique dans laquelle se retrouve le « mouvement beur » au lendemain de sa mobilisation ; le « tournant de la rigueur » et la vague libérale ; la dilution des politiques sociales locales ainsi que les phénomènes qui frappent alors les quartiers : drogue, émergence des phénomènes religieux etc. On évoque enfin l’émergence d’une forme d’auto-organisation des habitants de ces quartiers (une « économie populaire ») et les cultures urbaines qui s’imposent bientôt pour inventer un nouveau langage commun à l’ensemble de la jeunesse française…
Regardé à travers le prisme des nouvelles émeutes de 2023, survenues 40 ans après cette geste, on mesure combien l’accueil des forces politiques fût déterminant dans sa réussite. Si ces forces viennent à renoncer à leur mission (en refusant des préconisations comme celles du rapport Borloo), à ne plus accompagner les initiatives des acteurs de terrain, à se diviser dans un mille-feuilles incompréhensible (celui de la politique de la ville), à virtualiser leur action à travers des dispositifs numériques (et non des personnes de chair et de sang), alors les mouvements pacifiques peuvent se transformer en colères émeutières.
C’est ce que raconte ce film, qui est d'abord un film d'archives, mais donne aussi la parole à des spécialistes et animateurs sociaux (Gwenaëlle Legoullon, David Bodinier, John Kouadjo...) et des acteurs locaux historiques (Djida Tazdaït, Christian Delorme et Toumi Djaïdja, Azouz Begag, Saïd Idir, BBoy Lilou…).