L’Algérie en guerre (1954-1962).
Un historien face au torrent des images
par Benjamin Stora
Dans sa dernière publication, Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d’Algérie, interroge la capacité des images à rendre compte d’une vérité historique, notamment lors d’un épisode tragique. L’historien revient sur certains paradoxes, notamment la sensation d’absence malgré l’abondance des images, et prolonge ses travaux antérieurs sur les rapports franco-algériens, tels que La guerre d’Algérie, 1954-2004 la fin de l'amnésie écrit avec l’historien Mohammed Harbi (Robert Laffont, 2006) ou, plus récemment, la bande dessinée Les Algériens en France (La Découverte, 2024), conçue avec le dessinateur Nicolas Le Scanff. Benjamin Stora signe d’ailleurs la postface du dernier ouvrage du Groupe de recherche Achac, à paraître aux éditions Philippe Rey en janvier 2025, France, terre d’immigration. Treize siècles de présence du Maghreb, de l’Égypte et de l’Orient, sous la direction des historiens Pascal Blanchard (CRHIM, Université de Lausanne), Yvan Gastaut (URMIS, Université Côte d’Azur), Nicolas Bancel (CRHIM, Université de Lausanne) et Naïma Yahi (URMIS, Université Côte d’Azur), et publié avec le soutien de l’ANCT. En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Benjamin Stora partage un passage de l’introduction de son livre. Il traite la problématique du « travail de mémoire visuelle », un domaine dans lequel l’auteur est engagé depuis plus de trois décennies.
« Plus l’histoire longue de la présence française en Algérie s’éloigne, plus elle semble, paradoxalement, revenir, remonter à la surface des mémoires. Effet de génération ? Ouvertures d’archives nouvelles ? Désir d’histoires anciennes pour se rassurer face aux incertitudes du présent ? Peut-être un peu de tout cela en même temps. La photographie, ou l’image animée, du cinéma, du documentaire à la bande dessinée, jouent un grand rôle dans ce retour de mémoire. »
« On verra à la lecture de ce livre que, contrairement à ce que l’on beaucoup écrit, et pendant longtemps, la guerre d’Algérie a bien été montrée par toutes sortes d’images : images fixes des photographies, publiées dans de grands magazines de l’époque comme Paris Match ; images de fiction, au cinéma, portées par des films qui n’ont pas tous laissé de traces mémorables, mais qui existent ; images des documentaires, nombreux à partir des années 1990, pour beaucoup vus à la télévision française et qui ont exploité, surtout, les archives de l’Ina ou de l’ECPAD (Établissement cinématographique des armées). […] Le passage à l’image pour l’écriture de l’histoire peut-il être ce moyen plus efficace de parvenir à une vérité ? En dépassant la simple description et énumération, en faisant appel à l’imaginaire, peut-il être le lieu d’un sens original du passé ? Ou au contraire, l’avalanche des images est-elle un frein pour la connaissance ? »
« Ce livre essaie de répondre à ces questions. Mais force est de constater que le passage à l’image a construit en moi un paysage intellectuel, visuel, culturel me permettant de « regarder » de tous les côtés. En France et en Algérie, au Viêtnam, et au Maroc où j’ai vécu dans les années 1990. À travers aussi les livres de photographies, des travaux universitaires, les expositions et des films documentaires. »
« Des histoires doubles donc, plurielles, qui montrent un historien «traditionnel» de l’écrit et un historien engagé dans le visuel, dans le seul temps qui vaille : le présent. Non pas un historien du présent, mais un historien au présent, par-dessus tout sensible à la présence de l’histoire, en son lieu actif, vivant, qui est la mémoire. L’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs sur la guerre d’Algérie m’a aussi permis d’enrichir mes connaissances à partir des images, à mieux comprendre l’importance du monde visuel dans le champ des connaissances. »
« Au début du livre, on s’attache de la profusion des photographies, les «images fixes» avant, pendant et après la guerre d’Algérie. Un véritable océan de photographies existe sur l’histoire récente de ce pays en guerre. Nous verrons d’abord les images qui documentent le pays réel ou fantasmé, par les cartes postales, ou les images de voyageurs au temps colonial, avant la guerre ; les images de la guerre, nombreuses, seront traitées surtout à partir du « stock » d’images construit par l’armée à des fins de propagande, mais aussi à partir des photos prises par les appelés eux-mêmes, ou des Algériens anonymes. »
« On verra, ensuite, la « séparation » des cinémas de fiction par les communautés de mémoires touchés par cette séquence, mais aussi la séparation d’une rive à l’autre de la Méditerranée entre cinéma français et cinéma algérien. Sur quelques-uns de ces films de fiction, j’ai travaillé comme conseiller historique et une interrogation porte aussi sur ce statut particulier de chercheur. »
« Enfin, la dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à la fabrication des documentaires sur la guerre d’Algérie et aux années de l’après-indépendance. Cette fois, il sera question essentiellement de mon propre travail d’historien devenu progressivement documentariste, travaillant sur les images animées, et des difficultés rencontrées dans la construction d’un récit historique par le biais des images ».
Sommaire
Introduction : Une troisième source
Partie 1 : LES PHOTOGRAPHES
1. Juste avant la guerre : la nostalgie des images
2. La profusion des images de guerre
3. Rareté des images photographiques d’une tragédie à huit clos
Partie 2 : LE CINÉMA
4. Des années 1960 aux années 2000
5. Le cinéma algérien : donner des images au passé
6. Les fictions dans l’après-indépendance, en France et en Algérie
Partie 3 : MES DOCUMENTAIRES
7. 1991 : Les Années algériennes
8. D’autres documentaires sur la guerre d’Algérie
9. L’indépendance aux deux visages : le point de vue algérien
10. L’histoire de l’après-indépendance
Conclusion générale
ANNEXES
Bibliographie indicative
Petite chronologie des images essentielles de la guerre d’Algérie