Le jazz comme un pont de lianes tressées au-dessus de l’abîme
Par Sylvie Chalaye
Sylvie Chalaye est professeure à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Spécialiste des théâtres d’Afrique et des diasporas, anthropologue des représentations coloniales et historienne des arts du spectacle, elle enseigne notamment les théâtres et dramaturgies d’Afrique noire et des Caraïbes. Co-directrice de l’Institut de recherche en études théâtrales et responsable du laboratoire de recherche SeFeA (Scènes Francophones & Écritures de l’Altérité), elle est à la direction scientifique, avec Pierre Letessier, de la 8e édition des rencontres « Esthétique(s) jazz : la scène et les images », intitulée Les Afriques du jazz et dédiée à Manu Dibango, qui se tiendront les 17 et 18 septembre 2021 au Théâtre International de la Cité Universitaire à Paris.
Terre des origines ou terre promise, aussi ancestrale que fantasmée, destination imaginaire ou horizon du retour impossible, l’Afrique est ce royaume perdu, cette utopie où s’origine la vibration qu’on finira par nommer « jazz ». Cette vibration enfouie au fond de la cale, au creux du souffle des esclavagisés, déportés aux Amériques, a été un scintillement, une luciole au sens où l’entend Didi-Huberman que l’ordre colonial n’est pas parvenu à éteindre, et qui a fini par questionner l’Occident de l’intérieur comme l’explique si bien Christian Béthune. Cette vibration avant tout créative et artistique qui participe du salut, c’est l’esprit jazz, suspendu entre les Amériques et l’Afrique, comme un pont de lianes tressées, surgi dans la profondeur de la nuit, un pont immatériel qui a permis la résistance face à la réification et la déshumanisation héritées de l’esclavage, mais aussi la reconstruction de soi.
La 8e édition des rencontres transdisciplinaires « Esthétique(s) jazz : la scène et les images » vous invite les 17 et 18 septembre au Théâtre de la Cité internationale à venir vibrer avec « Les Afriques du jazz » et à poursuivre le tissage de ces fils conducteurs, ces racines aériennes, pour reprendre la belle image d’Édouard Glissant, qui ont conservé une capillarité artistique avec le Continent dans l’ensemble des arts et des lettres, de la scène au cinéma, des arts plastiques à la danse. Ce sont tous les liens que l’esprit jazz tisse avec les Afriques (du Nord, de l’Ouest, de l’Est, du Sud… des diasporas et d’ailleurs) et que les Afriques tissent à leur tour avec les Amériques (du Nord, du Sud et des Caraïbes) par le jazz.
Nous retrouverons l’Afrique fantasmée des Blackbirds et des cabarets de Harlem, comme le rêve africain de Coltrane… et nous évoquerons autant les débuts du cinéma parlant sous l’égide du jazz et du Congo à travers les premiers films d’animation, et le personnage de Bosko, que le jazz comme force décoloniale en Afrique de l’Ouest avec le concert-party, mais aussi en Afrique équatoriale avec African jazz et les rythmes d’Indépendance Cha-Cha.
Homme de scène et grand compositeur de musiques de film, le Camerounais Manu Dibango est sans doute le jazzman le plus emblématique de ce tissage entre Afrique, Europe et Amériques, tissage artistique, mais aussi politique qui a été un ferment des Indépendances et dont on retrouve l’énergie dans le récent film documentaire Africa Mia, à travers l’aventure des Maravillas entre le Mali et Cuba que nous aurons le plaisir de projeter le vendredi 17 septembre à 16 heures en présence de Richard Minier et Pascal Blanchard.
Ces rencontres seront dédiées à Manu Dibango qui était le parrain de cette 8e édition et qui aurait dû être des nôtres. Nous lui consacrerons samedi après-midi un hommage festif au nom du collectif Esthétiques jazz.
Congo, Mali, Togo, Ghana, Cameroun, Rwanda, Éthiopie… les Afriques du jazz nous feront voyager à travers le Continent et nous emmèneront même jusqu’à Mayotte aujourd’hui avec, au cœur de ces rencontres, Tropique de la Violence de Natacha Appanah, mis en scène par Alexandre Zeff, un spectacle qui lui aussi vibre au rythme du jazz.
Conférences, performances, projections, spectacles, tables d’écoute, table de visionnage… ces rencontres universitaires transdisciplinaires se veulent plurielles et s’adressent à tous les publics, historiens, philosophes, sociologues, artistes, musiciens, amateurs, chercheurs ou critiques. Il ne s’agira pas seulement de penser le jazz en Afrique ou les représentations de l’Afrique dans le jazz, mais de cerner les enjeux historiques, politiques et philosophiques qui inspirent l’esthétique jazz en continuant de tresser ensemble les Amériques et les Afriques d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, dans la musique, les arts plastiques, la littérature, sur la scène, au théâtre comme au cinéma.