Les tribunes

Titre Les tribunes
L'édition au cœur d'une « guerre culturelle » Marc Chebsun & Catherine Argand

L'édition au cœur d'une « guerre culturelle »

Marc Chebsun & Catherine Argand

L'édition au cœur d'une « guerre culturelle » Marc Chebsun & Catherine Argand

Dans un contexte de profondes évolutions sociétales et culturelles, l’édition occupe une place stratégique pour favoriser la diversité des voix et des récits. En tribune pour le Groupe de recherche Achac, Marc Chebsun et Catherine Argand interrogent le rôle des éditeurs dans la représentation de la pluralité des imaginaires littéraires. Ils réfléchissent à la manière d’agir pour encourager une littérature ouverte à tous les horizons, en particulier pour les auteurs aux parcours variés, tout en veillant à un équilibre entre créativité littéraire et diversité culturelle. Catherine Argand, anciennement directrice de collection chez Rivages/Payot et codirectrice des éditions Alma, est co-fondatrice de Multikulti Éditions, journaliste à Lire et France Culture et membre du jury de plusieurs prix littéraires. Marc Chebsun, auteur et directeur du média Dailleursetdici.news, a contribué à plusieurs ouvrages avec Edgar Morin, Pascal Blanchard, Lilian Thuram ou Maboula Soumahoro. Après Et je veux le monde (JC Lattès, 2020 ; Livre de poche, 2021), il publie son deuxième roman Et bang ! chez Multikulti Éditions (2024). Entre autofiction, genres littéraires et parcours d’auteurs, cette tribune invite à réaffirmer l'importance d’un paysage éditorial inclusif et accueillant pour tous.

Alors que la littérature participe d’une guerre culturelle de plus en plus impulsée par l’extrême droite, créer de nouveaux espaces d’expression et de diffusion grand public relève de l’urgence.

2024 : « … à deux jours du premier tour des élections législatives, lors desquelles la France peut basculer à l’extrême droite […], l’essayiste Alain Finkielkraut devait donner une conférence au Cercle de Flore, l’espace de rencontres de l’Action française, à Paris. “Faut-il être moderne ?”, devait se demander l’écrivain “mécontemporain” devant un parterre de royalistes » écrit Nicolas Truong dans son brillant article « Comment les idées d’extrême droite se sont banalisées dans le monde intellectuel français ? »[1]

À titre d’exemple, Lise Boëll, connue pour être l’éditrice de Zemmour et Philippe de Villiers, a été nommée à la tête des Éditions Fayard, une maison du groupe Hachette Livres qui regroupe Calmann-Lévy, Le Livre scolaire, Grasset, JC Lattès et bien d’autres, désormais tous sous l’égide de Vincent Bolloré. Que le concept de « guerre culturelle » ait conquis les mouvances d’extrême-droite, c’est une évidence. 

La question est : que font aujourd’hui les éditeurs conscientisés (et le sont-ils ?) pour explorer, impulser, diffuser d’autres voix et voies dans lesquelles la réflexion, l’analyse, la sociologie, l’Histoire mais aussi les imaginaires pourraient se propulser ?

Les trajectoires des écrivains-es français-es racisé-es ou, selon les concepts, issus-es des immigrations post-coloniales est à ce titre intéressant. Oui, des Success Stories existent et elles sont largement méritées. On citera Faïza Guène, Sofiane Aouine, Gauz, Mabrouk Rachedi et quelques autres. Ils et elles existent, il ne s’agit pas de le nier, ni de minimiser.

Cependant, plusieurs remarques s’imposent lorsqu’on connaît de près le milieu de l’édition… L’injonction à l’auto-fiction. L’auto-fiction est un genre riche qui compte parmi ses rangs nombre de nos plus belles plumes. L’autofiction est bien plus que respectable : elle est passionnante lorsqu’elle est — évidemment — talentueuse et… choisie. Ce qui semble être le cas, par exemple, de Fatima Daas et sa très belle LaPetite Dernière (Les Éditions Noir sur Blanc, 2020 ; Livre de poche, 2021), même s’il était choquant de voir les nombreuses couvertures médiatiques résumer son livre à la problématique « lesbienne et musulmane », sans jamais, ou presque, faire mention de son style pourtant si particulier.

Pour autant — et quasi tous les auteurs dits racisés en témoignent — leurs potentiels éditeurs les ont toujours orientés vers ce style ou, plus encore, vers le seul témoignage, comme si l’accès aux imaginaires n’était, pour elles et eux, toujours pas d’actualité. Et même lorsque la totale fiction leur est permise, situer son histoire dans un contexte — par exemple — oriental ou africain est plus facilement admissible que si l’action ne fait aucune référence à cet univers. C’est toujours une évidence : l’universalisme n’est pas destiné à tout le monde !

Le quitte ou double. Le succès immédiat ou la poubelle. Un triste adage de plus en plus vrai dans l’édition en général — car investir sur un auteur dans la durée n’est plus du tout d’actualité. Si cela est, hélas, valable pour tout le monde, les auteurs-es racisé-es sont particulièrement touchés-es par cette injonction au succès immédiat. En bref : avec elles et eux, il faut « faire un coup » ou rien.

La difficulté à communiquer sur ces auteur-es. Si on observe le mouvement des éditions, force est de constater combien les auteurs racisés changent très souvent d’éditeur. Le cas de Karim Madani est à ce titre intéressant. Passé par plusieurs grands éditeurs (dont Gallimard), c’est finalement une toute petite maison (Marchialy) qui a su développer le succès de son remarquable Jewish gangsta.

L’imprécision des nouvelles collections créées. On a vu ces dernières années des collections promettre l’accès à des univers plus ouverts et diversifiés (le mot est lâché). En lisant leur dossier de presse, force est de constater l’imprécision du propos, s’exerçant à la dangereuse pirouette d’évoquer sans dire, de définir une ligne sans cerner une problématique, de vouloir faire un peu mais surtout pas trop.

De ces multiples constats, et de leur nocivité accrue dans ce temps politique qui marque l’Édition (et toute la culture), Multikulti Éditions, aux côtés d’autres maisons réellement engagées, ne veut pas courir après l’air du temps mais au contraire s’inscrire pleinement dans son époque en publiant des fictions percutantes qui se nourrissent de nos tensions sociétales telles que le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, les questions sociales ou le validisme. Ce qui n’enlève pas une virgule à l’exigence littéraire apportée au choix des textes. 

Cette dynamique n’est pas seulement défensive : elle pousse aussi à la recherche de nouveaux publics. Avec ses contenus « augmentés » (chaque publication vit artistiquement et intellectuellement une deuxième vie sur le web) et ses bandes annonces de parutions conçues dans un esprit Teaser de film, notre démarche est bien d’abattre les frontières et de revitaliser tant le livre que nos engagements sociétaux, l’un et l’autre liés pour ouvrir nos imaginaires

 


[1] Le Monde, 05 juillet 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/07/05/comment-les-idees-d-extreme-droite-se-sont-banalisees-dans-le-monde-intellectuel-francais_6246982_3232.html