« L’émergence et l’état des questions coloniales
et postcoloniales en France »
par Nicolas Bancel
Nicolas Bancel, historien et professeur ordinaire à l’université de Lausanne, revient dans un texte publié dans la revue Hommes & migrations (2024/3), sur l’importance des théories postcoloniales, en mettant en lumière leur origine et en interrogeant les héritages laissés par le colonialisme dans nos sociétés contemporaines. Nicolas Bancel souligne également l’opposition marquée que suscitent les théories postcoloniales en France. Contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis ou l’Allemagne, où elles ont trouvé leur place dans les milieux universitaires, la France demeure réticente à intégrer ces perspectives. Cette résistance s’explique, entre autres, par leur origine dans l’analyse littéraire, parfois perçue comme trop éloignée des faits concrets (ce qui n’est pas faux), ainsi que par les débats qu’elles engendrent autour de l’identité et du communautarisme. Pourtant, ces théories offrent une grille de lecture puissante pour comprendre les enjeux contemporains, qu’il s’agisse de l’immigration, des inégalités sociales ou des stéréotypes raciaux et, bien entendu, des héritages coloniaux. Elles nous invitent à repenser les liens entre passé et présent, et à dépasser les simplifications historiques. En intégrant les apports des Postcolonial Studies, nous avons l’occasion de mieux saisir les interactions complexes entre colonisateurs et colonisés, tout en interrogeant les impacts durables du colonialisme dans les sociétés occidentales. Bien entendu, cette théorie a ses limites et elle doit aussi être analysée et critiquée à l’aube de ses insuffisances, ses contradictions, ses soucis méthodologiques et sa difficulté à ne pas être hégémonique en termes de grille de lecture du passé et du présent, mais complémentaire d’autres approches théoriques. Ce texte est à découvrir cette semaine en tribune pour le Groupe de recherche Achac.
Ce texte (relu pas l’auteur) est issu d’une transcription de l’intervention orale de Nicolas Bancel lors de la journée d’étude organisée par le MNHI « Le patrimoine culturel en contexte postcolonial ».
La généalogie des études postcoloniales, qui ont connu une réception tardive en France, engage à distinguer les faux procès qui lui sont fait dans le monde académique hexagonal de critiques légitimes. Si l’intérêt prononcé des études postcoloniales pour les textes littéraires tend à appauvrir la diversité des sources historiques, à l’inverse, l’accent mis sur la parole des subalternes leur permet de relever les formes de la domination coloniale dans le présent. En multipliant leurs champs d’études pluridisciplinaires et originaux, les théories postcoloniales contribuent à l’élargissement des corpus théoriques et des savoirs.
Pour comprendre l'émergence, la réception et l'état des questions coloniales et postcoloniales en France, il s’agit de questionner les raisons pouvant expliquer la vague d'opposition assez puissante et assez inédite soulevée par les questions et théories postcoloniales dans le pays. Lorsque l’on compare ces réactions françaises issues du champ universitaire (et hors du champ académique) avec la réception des Postcolonial Studies dans la plupart des autres pays, comme les pays anglo-saxons mais aussi l'Allemagne, qui a désormais une forte tradition d'études coloniales et postcoloniales, ou encore des pays où ces questions sont traitées de manière plus systématique, comme la Belgique, il est frappant de constater que les résistances sont bien moindres qu'en France.
Aux sources des théories postcoloniales
Les théories postcoloniales n'émergent pas dans un ciel immaculé ; elles sont issues de différents courants des sciences sociales, articulées à ce que l’on appelle aux États-Unis – pour ce qui est de leurs aspects théoriques –, la French Theory. La French Theory est à l’origine du courant déconstructiviste, animé par des personnalités aussi éminentes que Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Félix Guattari, etc. La French Theory est aussi marquée par un courant psychanalytique[1] emmené par Jacques Lacan et Julia Krysteva[2]. L'originalité de l’influence de la French Theory sur les Postcolonial Studies, est que la première ne traite quasiment pas des questions coloniales et postcoloniales. Si les cours de Michel Foucault au Collège de France en 1972 comportent bien quelques éléments, ces derniers sont peu nombreux[3].
Les perspectives théoriques développées par la French Theory sont reprises par les Postcolonial Studies, en particulier par son fondateur, qui manifestement s'inspire de Michel Foucault. On estime ainsi que la « fondation » des Postcolonial Studies – si on peut se risquer à donner une date – a lieu en 1979 avec la parution du livre L'Orientalisme d’Edward Said, dont la démarche est clairement déconstructiviste. Edward Said se saisit, en effet, d’un ensemble de corpus extrêmement hétérogènes publiés en Occident sur l'Orient depuis le XVIIIᵉ siècle, mais il s'intéresse surtout à la période allant du XIXᵉ siècle jusqu’au début du XXᵉ siècle. Ces corpus hétérogènes sont ceux de littérateurs, de romanciers, mais incluent également toutes les productions de l’orientalisme savant, publiées en particulier en France et en Grande-Bretagne (il néglige un peu ce qui s'est passé en Allemagne[4]). Edward Said analyse l'ensemble de ces discours comme la matrice d'une construction imaginaire de l'Orient qui est une projection fantasmatique, d’après lui, de l'Occident[5]. On voit ici de manière évidente l'influence déconstructiviste de la French Theory sur l’auteur.
Le second courant important à l’origine des Postcolonial Studies sont les Subaltern Studies. Il s’agit d’une école historiographique née en Inde dans les années 1970, animée par des chercheurs devenus célèbres, comme Félix Gayatri Chakravorty Spivak ou Partha Chatterjee. Le projet des Subaltern Studies est de réviser l'historiographie de la décolonisation de l'Inde, divisée en deux grands courants interprétatifs : un courant académique, traditionnel, colonial, un peu en perte de vitesse mais ayant toujours ses adeptes dans les années 1970, qui essaie de valoriser les transformations « positives » opérées par l'occupant britannique dans l'Inde coloniale[6].
Le second courant, plutôt nationaliste, articulé au marxisme, montre le rôle des élites indiennes dans la décolonisation de l'Inde. Les Subaltern Studies cherchent à renverser les perspectives et à étudier le rôle des basses castes et des classes sociales défavorisées dans le processus de décolonisation. Ce faisant, elles proposent une réintégration de ces subalternes dans le grand courant de l'histoire en leur accordant une légitimité égale à celle qui est accordée aux élites indiennes ou aux colonisateurs. Les Subaltern Studies mettent parallèlement en œuvre une démarche d'ordre ethno-anthropologique : pénétrer les cultures des basses castes indiennes, comprendre les systèmes cosmogoniques qui les animent, comprendre leurs liens de solidarité, les modes de production locaux, etc. Il s’agit de leur donner une véritable épaisseur sociale et culturelle et une historicité.
Ce courant est important parce qu'il va vraiment bouleverser l'historiographie de la colonisation de l’Inde. On y décèle bien sûr, pour les Postcolonial Studies, le thème de l’écoute de la parole des dominés, qui va devenir un axe de recherche majeur dans la rénovation de l'histoire de la colonisation sur le plan international dans les années 1990-2000[7].
Les apports des Postcolonial Studies
Que proposent d’original les Postcolonial Studies ? Ce courant se développe dans les universités anglo-saxonnes, qui participent activement au dynamisme du renouvellement des thématiques historiographiques. Mais les Postcolonial Studies, au cours des années 1980, ne se limitent pas à cette aire de développement. En Amérique du Sud, les études décoloniales (ou Decolonization Studies/Estudios Decoloniales) sont marquées au cours des années 1990 par les Postcolonial Studies puisque, entre autres exemples, elles se saisissent à la fois de la colonisation du sous-continent comme d’une matrice de sa modernité et poursuivent la volonté des Postcolonial Studies de faire parler les dominés et de leur conférer un pouvoir d’agir.
Mais les études décoloniales revendiquent plusieurs originalités, d’une part, elles se préoccupent de l’Amérique latine (pratiquement ignorée des auteurs postcoloniaux), se détachent des études littéraires en prêtant une plus grande attention aux mécanismes sociaux et économiques, et affirment des concepts propres, tels la colonialité du pouvoir (articulant rapports de classes, de races et de genre)[8].
En Europe, l’entrée en scène des Postcolonial Studies est plus tardive. Ce courant n'a pas d'ancrage disciplinaire bien arrêté. Au départ, le livre d’Edward Said l’inscrit plutôt dans le domaine de la littérature comparée. Et c'est d’ailleurs dans les départements de littérature comparée que les Postcolonial Studies vont se développer dans un premier temps, avant d'essaimer dans d’autres disciplines, en anthropologie, en sociologie, en histoire, en philosophie. Ce courant s’avère donc extrêmement difficile à délimiter[9].
Il ne s’agit pas ici de fuir une tentative de définition, mais la circonscription disciplinaire précise des Postcolonial Studies objectivement nous échappe, du fait de cette hétérogénéité disciplinaire ; du fait également des débats internes très vifs qui animent ce courant. Il existe ainsi des débats quasi métaphysiques sur la manière d’écrire « postcolonial » ? (Écrit-on « post-colonial » avec ou sans trait d'union ? Sans évoquer plus avant l’analyse des significations différentes qui peuvent être attribuées à ces deux écritures...). Il s’agit donc d’un courant éminemment dialogique, où se déploient d’intenses batailles sur la définition des concepts. Des débats théoriques auxquels il faut bien reconnaître que l'histoire comme discipline, telle qu'elle est pratiquée en France, est relativement hermétique, voire rétive.
Les Postcolonial Studies proposent, par ailleurs, de rompre les cadastres chronologiques habituels en histoire, qui sont très organisés en France depuis la réforme Braudel de la discipline en 1959. La discipline historique est, en effet, divisée entre histoire ancienne, histoire médiévale, histoire moderne et histoire contemporaine. La réforme Braudel de 1959 institue une division des recherches historiques par aires culturelles. Les aires culturelles renvoient au projet scientifique de Fernand Braudel, consacré par son livre La Méditerranée[10]. Pour l’auteur, il s’agit d’identifier une cohérence civilisationnelle au sein de grandes aires géographiques, comme il tente de le démontrer pour l’aire méditerranéenne.
C'est ce qui a motivé la circonscription, en ce qui concerne l'histoire, des études américanistes, africanistes, indianistes, etc. Cette réforme permettait de pénétrer des mondes extra-européens de manière plus systématique, avec un bagage empirique plus approfondi et un souci de marquer la singularité de chacune de ces aires culturelles. C'était là un progrès incontestable mais qui posait un sérieux problème.
Pour prendre mon propre exemple (notamment au sein du Groupe de recherche Achac, NDLR), j'ai été formé à l'école africaniste française, précisément à la Sorbonne. J’ai réalisé ma thèse au Centre d'histoire africaine. Lorsque vous faites de l'histoire de l'Afrique, vous ne faites « que » de l’histoire de l'Afrique et pas autre chose. Cela pose un problème pour l'étude de l'histoire coloniale. Dans le cadre de l’histoire de l’Afrique, l’histoire coloniale se fonde en particulier sur les types d'interactions existants entre un champ colonial dominé par le colonisateur, qui va y exercer son action, et les sociétés colonisées.
Ces actions et ces interactions sont multiples et bien étudiées depuis au moins les années 1950 : il s’agit, par exemple, des modes d'administration, de la gestion biopolitique des populations (notamment de la répression des mouvements anticoloniaux), de l’imposition de pratiques culturelles exogènes, le tout participant aux transformations sociales et culturelles des pays colonisés. Tout cela est connu et a même été prolongé, après la décolonisation, par des écoles historiographiques qui ont marqué leur temps, comme l'école de la dépendance ou les théories du néocolonialisme[11], qui étudiaient les ponts historiques entre colonial et post-colonial dans les pays colonisés, à travers par exemple, pour ce qui concerne la France, le maintien d’un « pré-carré » africain au sein duquel la France exerçait son influence postcoloniale au moyen du contrôle de la monnaie, de la permanence de bases militaires françaises dans les anciennes colonies ou encore du soutien à des régimes autoritaires.
La mise au jour de résonances postcoloniales
Le problème de cette organisation de la recherche par aires culturelles, qui perdure aujourd’hui, est qu’elle ne permettait pas, comme a essayé de le faire Edward Said, de comprendre les effets de résonance de la colonisation et des systèmes coloniaux à l'intérieur des métropoles. Ce sujet constitue un trou noir de notre historiographie jusqu'à la fin des années 1990.
En effet, très peu de travaux traitent des conséquences de la colonisation à l'intérieur des métropoles. Évidemment – et le Musée national de l’histoire de l’immigration en est un exemple tout à fait éclatant –, ces conséquences sont très nombreuses. On les décèle, par exemple, dans l'immigration. Historiquement, les flux d'immigration en provenance des anciennes colonies deviennent majoritaires dans les années 1970, conséquence bien sûr des attaches historiques qui existent entre la France et celles-ci[12].
L’étude des systèmes migratoires des autres ex-métropoles coloniales comme la Belgique, révèle de manière identique que les migrations majoritaires proviennent des anciennes colonies belges : République Démocratique du Congo, Rwanda, Burundi. Nous pouvons faire le même constat pour les flux migratoires britanniques accueillis à partir des années 1970. Mais ces résonances postcoloniales sont aussi immatérielles, et tout aussi importantes ; résonances sur lesquelles, avec Pascal Blanchard notamment et le Groupe de recherche Achac, nous avons beaucoup travaillé (depuis le début des années 1990, NDLR)[13]. Il s’agit, par exemple, des modes de construction des représentations des populations coloniales que l'on décèle lors de la période largement décisive de la colonisation – même si l’on pourrait remonter plus loin, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de l’esclavage –, période durant laquelle se dessine une caractérologie de ces différentes populations, croisant des stéréotypes ancrés parfois dans la longue durée, et l'influence des sciences raciales dans le système académique et dans l'univers politique français au XIXᵉ siècle[14].
Ce système de représentation va ainsi attribuer des qualités et des tares à chacune des composantes populationnelles des colonies, essentiellement les « Noirs », les « Arabes » et les « Asiatiques ». Ces représentations sont à l’origine des différences que l'on peut établir entre les immigrations coloniales et post-coloniales et les immigrations intra-européennes. On peut les comparer mais ce ne sont pas les mêmes. Ces immigrations ne sont pas porteuses des mêmes stigmates historiques : les immigrations intra-européennes subissent la xénophobie, les immigrations coloniales et postcoloniales subissent le racisme, ce qui n’est pas la même chose. Travailler sur ces sujets en termes d'histoire coloniale et post-coloniale, en partant, en quelque sorte, de l’Empire, est précisément l’une des perspectives proposées les Postcolonial Studies.
Mais les Postcolonial Studies s’intéressent bien sûr à de nombreux autres objets : on pourrait évoquer la colonisation comme un champ d'expériences pour le colonisateur. À titre d’exemple, sont expérimentés au Sénégal, à la fin des années 1940, des types d'habitation qui seront repris en France dans les années 1950, dans le cadre de la reconstruction suivant la Seconde Guerre mondiale. On peut aussi travailler sur les liens entre, par exemple, la répression en Algérie durant la guerre d'Algérie, les technologies de la contre-guérilla mises en place dans ce cadre et formellement théorisées en 1956 (théories qui ont essaimé dans bien d'autres pays) et les impacts de ces expériences sur les conceptions de la sécurité publique. Une thèse très intéressante sur ce sujet a été publiée qui montre que, effectivement, il existe des liens tout à fait évidents entre les stratégies du maintien de l'ordre en France et certaines technologies de répression coloniales dont elles sont issues[15]. Les Postcolonial Studies apportent cette double possibilité : à la fois de franchir les cadastres chronologiques, mais aussi d’appréhender la colonisation non pas comme un système univoque de domination mais comme un système dialectique qui a des effets à la fois dans les pays colonisés mais aussi dans les pays colonisateurs.
Les Postcolonial Studies ne sont pas le seul courant à travailler sur ces questions. D’autres courants, par exemple les Globalization Studies et les Transnational Studies[16] se trouvent assez proches des Postcolonial Studies. Ces dernières mettent aussi en évidence l'historicité, l’agency (soit le pouvoir d’agir) des populations coloniales lors la colonisation et durant le processus de décolonisation. Ces perspectives sont particulièrement intéressantes. Mais, pour être tout à fait franc, dans les Postcolonial Studies, pour ce qui concerne les études historiques, certains restent à un tel niveau de théorisation abstruse et hors sol que leur intérêt historique apparaît mineur voire inexistant. Il ne s’agit donc pas d’établir une hagiographie des Postcolonial Studies, mais bien de déceler ce qu’elles peuvent nous apporter.
Un décryptage des reproches académiques
Pourquoi constate-t-on en France une telle opposition académique aux Postcolonial Studies ? Elle tient selon moi à plusieurs éléments. Le premier élément tient à la naissance des Postcolonial Studies dans des départements de littérature comparée. La production actuelle et passée des Postcolonial Studies révèle un très fort attrait pour l’études des textes, des textes littéraires notamment, ce qui est tout à fait honorable. Toutefois, nombre d’études historiques issues des Postcolonial Studies se sont concentrées sur l’analyse des textes littéraires en faisant abstraction, en quelque sorte, des conditions historiques concrètes de leur production, et en prenant ces textes comme des sources parfois uniques d’information sur la réalité historique, ce qui pose problème aux historiens[17]. Or, si les textes littéraires peuvent nous informer sur beaucoup de choses (sur les mentalités notamment), ils ne peuvent pas être saisis comme une source unique et fiable du fait historique. Généalogiquement, les Postcolonial Studies sont donc marquées par l’étude des textes et leur développement dans les départements de littérature comparée, configuration encore approfondie par le développement du Linguistic Turn aux États-Unis, qui intervient à la fin des années 1980 et au début des années 1990[18] et s’articule aux Postcolonial Studies.
Cette focalisation sur les textes suggère que la préoccupation naguère dominante du rapport entre sujet et objet est supplantée par des interrogations sur le langage, la production des arguments, les conditions de vérité des énoncés et des modalités de compréhension. En fait, on pourrait en venir à conclure qu'il n'existe pas de réalité, ni de faits, mais seulement des récits. Et je pense que cette focalisation sur les textes explique en partie cette réticence de l'académie, et plus particulièrement des historiens, très attachés aux sources empiriques. Et ceci d'autant plus que des acteurs majeurs des Postcolonial Studies, tels Gayatri Chakravorty Spivak qui vient, elle, de la philosophie, sont de fait très influencée par le déconstructionnisme.
Les textes de Gayatri Chakravorty Spivak sont passablement obscurs. À titre d’exemple, son essai Les Subalternes peuvent-ils parler ?[19] : il s’agit d’une interrogation qu'elle va dérouler dans un texte assez complexe à appréhender et, je dois dire, peut-être par volonté d’obscurité. La question est posée (« Les subalternes peuvent-ils parler ? ») par Spivak de manière transcendantale. Les subalternes peuvent-ils parler ? On a envie de répondre « oui, les subalternes peuvent parler, les subalternes n’ont pas arrêté de parler tout au long de l'histoire humaine et à toutes les occasions possibles, notamment à l'occasion des luttes sociales et politiques dans lesquelles ils s’investissent[20] ». La question « les subalternes peuvent-ils parler ? » ne peut donc pas être posée de manière transcendantale, elle ne peut être posée que de manière contextuelle et empirique.
Ceci met en évidence un deuxième reproche qui a été adressé, souvent à juste raison, aux Postcolonial Studies, que j'appelle la réification des catégories : le fait de penser les situations historiques de manière binaire. Or, ces oppositions binaires ne fonctionnent pas. Si vous pensez colons/colonisés ou pouvoir colonial/colonisés, vous avez dit quelque chose, mais vous n'êtes pas allé très loin. La réification des catégories écrase ou arase toute la complexité des situations coloniales[21].
La sociologie historique de la colonisation de l'Afrique de l'Ouest permet de considérer que le colonat ne forme pas un tout cohérent. Il existe un colonat progressiste, notamment dans la haute administration coloniale : une fraction de cette haute administration va même, au cours des années 1950, s’opposer frontalement aux colons européens qui demeurent très majoritairement conservateurs[22]. De même, la fonction publique coloniale n’est pas un bloc homogène. Certaines de ses fractions s’opposent, luttent sur le sens que la colonisation doit porter, que la France doit porter dans les pays colonisés.
Dans un travail sur « les colonisés », comment comparer un petit planteur du Fouta-Djalon et un haut fonctionnaire africain dans les années 1950 ? L'arasement par la réification des catégories est un processus bien pratique, simplificateur, mais son pouvoir d’explicitation est faible du point de vue de la construction des savoirs historiques[23]. Alors, encore une fois, je ne suis pas en train d’affirmer que les Postcolonial Studies dans leur ensemble commettent ce type de simplification, mais il s’agit d’un fait assez récurrent et c'est l'un des reproches que l'on peut effectivement faire à nombre d'études se réclamant des Postcolonial Studies.
On peut également constater, non seulement au sein des Postcolonial Studies mais aussi des Decolonization Studies une remise en question radicale du logos occidental et des modalités de construction de la science, au nom de l’égalité de dignité des autres cultures. Mais il est difficile de comprendre avec quels moyens d’intellection nouveaux les contempteurs de la « domination épistémologique » de l’Occident entendent remplacer ledit logos et les apports scientifiques de la tradition intellectuelle occidentale. Il est incontestable que tout un ensemble de savoirs qui étaient portés par les sociétés locales ont été marginalisées ou détruits par la colonisation, par l'imposition d'une nouvelle culture basée sur une langue exogène et une rationalité instrumentale qui s’applique à tous les échelons de la gouvernementalité et de la vie coloniale, en termes d'organisation de la bureaucratie, de production économique, de biopolitiques appliquées aux populations, mais aussi de production des savoirs scientifiques...
De manière plus radicale encore que les Postcolonial Studies, les Decolonization Studies entendent revaloriser ces cultures maltraitées, perdues ou parfois oubliées, en accompagnant cette revivification d’une critique radicale des modalités et des paradigmes sur lesquels repose la production scientifique de l’Occident. Et là, je pense que l'on arrive peut-être à une impasse : tout ce que peut apporter l'Europe de positif dans la déconstruction et l’objectivation des situations historiques, les ressources critiques de la tradition intellectuelle occidentale, les interrogations que l'Europe peut porter sur elle-même, dénotent le caractère dialogique de l'histoire de la construction de la science occidentale. Rejeter l’ensemble de cette tradition me semble contre-productif.
On reproche également aux Postcolonial Studies une revalorisation sans nuances des « communautés », permettant de dessiner un paysage dans lequel l’iridescence des communautés, leurs richesses singulières auraient tendance, selon certains critiques, à les réifier[24], les enfermer dans une « essence », favorisant ce que l'on appelle bien maladroitement le communautarisme.
Des études à l’engagement décolonial
Les angles critiques présentés ci-dessus ont été particulièrement développés en France pour s’opposer aux Postcolonial et aux Decolonization Studies, pratiquement absentes du champ académique. Cependant, un petit groupe de chercheurs s’est réuni autour de la Revue d’études décoloniales, qui demeure confidentielle[25]. Hors académie, de nombreuses polémiques sont liées à la mouvance (militante, NDLR) décoloniale, avec, par exemple, la tenue d’« ateliers non mixtes » en 2018 – autrement dit réservés aux « racisés » – organisés par le syndicat Sud, de même que dans plusieurs universités françaises depuis 2017. L’idée était de « donner la parole » aux dominés, mais a heurté de plein fouet la culture politique et républicaine de la France. Divers mouvements se réclamant peu ou prou de la mouvance décoloniale, plus ou moins radicaux, tels Les Indigènes de la République, ou encore le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), la Brigade anti-négrophobie ou la Ligue de défense noire africaine (ces trois derniers mouvements, par exemple, sont à l’origine de l’annulation du spectacle Les Danaïdes d’Eschyle, monté à l’Université de la Sorbonne en 2019 et accusé de blackface) animent aujourd’hui en France la scène décoloniale.
Si, en Amérique du Sud, les penseurs décoloniaux ont alimenté les révoltes locales, en France ou en Grande-Bretagne, l’activisme de la mouvance décoloniale se traduit par un usage problématique d’une terminologie raciale (même retournée contre l’adversaire que l’on prétend combattre), le même phénomène existant d’ailleurs depuis fort longtemps dans les Racial Studies aux États-Unis. C’est un point de discussion important, les contempteurs de ce courant assurant que l’usage des terminologies raciales – « pouvoir blanc », « privilège blanc » par exemple – a un effet performatif et contribue à les renforcer, tout en réifiant les groupes en fonction de leurs origines.
On note à ce sujet, à partir des années 2019-2022, une polarisation extrême du débat, avec la création d’un « Observatoire du décolonialisme » s’en prenant violemment et ad hominen à tout chercheur soupçonné d’entretenir un lien de proximité avec les Decolonization Studies – mais également avec les Postcolonial Studies, les études sur le genre ou les études intersectionnelles –, ces critiques étant adossées à l’idée que celles-ci fracturent la société, brisent l’universalisme en instituant une victimisation des dominés et propagent une « haine des blancs », jusqu’à favoriser le terrorisme islamique... D’anciens chercheurs, comme Pierre-André Taguieff, participent de ce combat d'arrière-garde sinistre et agressif dont, il faut bien le dire, les collègues à l'université se désintéressent totalement. Les harangues et les diktats produits par cette fraction ultra-conservatrice n’ont aucun écho sur les recherches menées en sciences sociales sur ces sujets et à partir de perspectives initiées par les Postcolonial Studies, mais contribuent en revanche à diaboliser ces recherches. Il s’agit d’un phénomène récent, qui s’accompagne désormais d’invectives nouvelles, comme « islamo-gauchiste » ou « woke ». Je pense qu’il s’agit d’une réaction à la transformation d'un monde qui est en train de changer et que cette petite fraction de contempteurs acharnés des Postcolonial Studies ne comprend plus.
Conclusion
Je pense que les études postcoloniales sont extrêmement intéressantes et heuristiques sur bien des sujets. Sans me surprendre, les réactions dans l’université française me déçoivent, bien qu’en son sein les Postcolonial Studies progressent là où elles ont émergé. En littérature comparée, en langue et civilisation anglo-saxonne, de nombreux travaux sont engagés dans une perspective explicitement postcoloniale. En sociologie, une nouvelle génération de chercheurs souvent issus de l'immigration s’intéresse à ces questions et à des perspectives, notamment aux liens entre immigration coloniale et postcoloniale.
Mais globalement, l’université freine des quatre fers, ce qui m’apparaît dommageable car les perspectives théoriques développées par les Postcolonial Studies, parfois mises en pratique par des chercheurs extrêmement brillants, méritent d'être intégrées à un corpus théorique et de savoirs qui nous aide à comprendre le réel. Et il me semble que comprendre le réel constitue notre travail en sciences sociales. Cette conjoncture ne doit donc pas nous détourner de l’essentiel, à savoir que malgré les critiques que l’on peut adresser raisonnablement aux Postcolonial Studies ou aux Decolonization Studies, ces courants constituent l’une des facettes des aventures de la pensée mondiale. Beaucoup de questions et de perspectives tracées par ces courants ont été trop longtemps rejetées ou ignorées en France.
Il est évidemment bien tard pour les découvrir, mais ils constituent toujours des ressources pour nous aider à poser différemment nos problématiques, envisager d’autres chronologies que celles, canoniques, auxquelles nous sommes rompus, réfléchir épistémologiquement à nos disciplines respectives et à nos manières de les pratiquer ou encore rompre avec les fausses évidences des distinctions entre « colonial » et « postcolonial. »
[1] On pense par exemple à L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari Capitalisme et schizophrénie. I. L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
[2] François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze, & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
[3] Robert Nichols, « Postcolonial studies and the discourse of Foucault: Survey of a field of problematization », Foucault Studies, n° 9, 2010, pp. 111-144 ; Vincenzo Sorrentino, « Foucault et la question coloniale », Cités, n° 72, 2017, pp. 217-238.
[4] Bernard Lewis, « The question of orientalism », in New York Review of Books, 24 juin 1982.
[5] Nicolas Bancel, Le Postcolonialisme, Paris, PUF, 2022.
[6] Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, n° 156, octobre-décembre 2000, pp. 161-185.
[7] Jacques Pouchepadass, « Que reste-t-il des Subaltern Studies ? », Critique internationale, n° 24, 2004, pp. 67-79.
[8] Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques Latines, n° 62, pp. 129-140.
[9] Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit, n° 12, 2006, pp. 117-133.
[10] Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949 ; deuxième édition révisée, 1966.
[11] Voir, par exemple, les travaux fondateurs de Samir Amin : Samir Amin, L’Afrique de l’Ouest bloquée. L’économie politique de la colonisation. 1880-1970, Paris, Éditions de Minuit, 1971 ; Samir Amin, Le Développement inégal, Paris, Éditions de Minuit, 1973.
[12] Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales, Paris, Amsterdam, 2008.
[13] Voir, par exemple, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Dominic Thomas (dir.), Colonial Culture in France Since the Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 2015.
[14] Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), The Invention of Race, Londres/New York, Routledge, 2016.
[15] Mathieu Rigouste, L'ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2011.
[16] Pierre-Yves Saunier, Transnational History, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
[17] Voir la critique radicale de Jean-François Bayart (avec lequel nous sommes en désaccord sur plusieurs points, mais en accord sur la critique de la focalisation des études postcoloniales sur les textes) : Jean-François Bayart, Les Postcolonial Studies. Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
[18] Richard Rortry, The Linguistic Turn, Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.
[19] Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern speak? », in Cary Nelson, Larry Grossberg (dir.). Marxism and the interpretation of Culture, Champaign, University of Illinois Press, 1988 [1985], pp. 271-313.
[20] Vasant Kaiwar, L’Orient postcolonial. Sur la « provincialisation de l’Europe » et la théorie postcoloniale, Paris, Syllepse, 2013.
[21] Danilo Martuccelli, « Pour et contre le postcolonialisme », Cités, n° 72, 2017, pp. 25-39.
[22] Nicolas Bancel, Décolonisations ? Élites, jeunesse et pouvoir en Afrique occidentale française (1945-1960), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
[23] Frederik Cooper, « Postcolonial Studies and the study of history », in Frederik Cooper, Ania Loomba et al. (dir.), Postcolonial Studies and Beyond, Durham, Duke University Press, 2005.
[24] Jean-François Bayart, Les Postcolonial Studies. Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
[25] Voir la synthèse sur les études décoloniales de Philippe Colin et Lissell Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d'Amérique latine, Paris, Zones, 2023.