Les Algériens en France : Une histoire de générations
par Benjamin Stora
L’historien Benjamin Stora, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord et à l’Institut national des Langues et Civilisations orientales à Paris, spécialiste de la guerre d’indépendance de l’Algérie, de la mémoire de la colonisation et des migrations, a publié une trentaine d’ouvrages. Parmi eux, La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1991), La guerre d’Algérie (Robert Laffont, 2006) dirigé avec Mohammed Harbi, ou encore le récit autobiographique L’arrivée. De Constantine à Paris. 1962-1972 (Tallandier, 2023). Après une première bande dessinée, Histoire dessinée des Juifs d’Algérie. De l’Antiquité à nos jours (La Découverte, 2021), Benjamin Stora renoue avec le dessinateur Nicolas Le Scanff pour Les Algériens en France : Une histoire de générations à paraître aux éditions La Découverte ce jeudi 12 septembre 2024. Ce récit revient sur le temps long des migrations algériennes en France, à la croisée du fait migratoire et colonial. Il est question de transmissions intergénérationnelles, de luttes sociales et politiques, à contre-courant des représentations stéréotypées de cette diaspora en France. Le 18 septembre 2024, Benjamin Stora accompagné de Nicolas Le Scanff et de l’historienne et préfacière de l’ouvrage Naïma Yahi — qui, avec Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Yvan Gastaut, co-dirige une quarantaine de contributeurs pour une édition textuelle mise à jour de l’ouvrage La France arabo-orientale à paraître en décembre 2024 aux éditions Philippe Rey —, participera à une rencontre avec le public à la Grande Mosquée de Paris. Pour le Groupe de recherche Achac, et en exclusivité, Benjamin Stora livre en tribune une présentation de cette bande dessinée d’envergure.
Pendant de nombreuses années, au temps de la longue présence coloniale, les Algériens en France n’étaient pas considérés comme des étrangers, puisque venant d’un territoire considéré comme français, l’Algérie étant divisée en trois départements ; ils n’étaient pas non plus des immigrés, mais considérés comme des sujets coloniaux appartenant à un Empire colonial où les « indigènes » étaient privés des droits de la citoyenneté. Ils étaient ainsi des personnes invisibles dans la société française. Comment sortir de l’ombre ces « hommes sans nom » ? Comment montrer par les dessins l’histoire si compliquée d’une immigration à la fois attachée à son pays d’origine, l’Algérie, et aspirant à retrouver son nom propre, par le militantisme politique ? Comment illustrer ce désir de vouloir vivre, donc « s’intégrer » dans cette métropole coloniale, et participer à un combat anticolonial ? Il fallait par l’image relever le défi de ces contradictions apparentes.
Avec le dessinateur, Nicolas Le Scanff, nous avons donc décidé de raconter cette histoire longue, car les Algériens sont arrivés en nombre en France depuis le début du XXe siècle, en plaçant des « scènes » particulièrement évocatrices : la vie d’un café, et ses ambiances particulières ou la musique berbère ou arabo-andalouse a joué un grand rôle pour briser la solitude de l’exil ; en montrant des ouvriers à la tâche dans les mines dès l’entre-deux-guerres, ou dans l’industrie des « Trente Glorieuses » dans la France des années 1960 ; en décrivant des bidonvilles misérables à la périphérie des grandes villes, avec la vie quotidienne dure, si loin du soleil du « bled » ; en racontant les premiers engagements politiques avec la création de l’Étoile-Nord-Africaine à Paris en 1926 et le Parti du Peuple Algérien à Nanterre en 1937, premiers partis réclamant l’indépendance de l’Algérie.
En représentant ainsi les Algériens en France dans les années 1920-1960, j’ai voulu prendre à contre-pied les clichés du travailleur immigré subissant l’exploitation, écrasés par la misère, et se contentant de dormir après un travail harassant. J’ai fait le récit, comme dans mon travail universitaire sur l’histoire des immigrés algériens — thèse de doctorat d’État de Benjamin Stora, soutenue en 1991 à l'université de Créteil, sous la direction de Charles-Robert Ageron, publiée en 2005 sous le titre Les Algériens en France. Une histoire politique, Hachette, collection « Pluriels », 2005 —, d’hommes qui menaient une « double vie » : celle du travailleur obstiné et du militant engagé ; la vie de ceux qui rêvaient d’un « retour au pays » et, en même temps, se mettaient en recherche d’un logement digne pour leurs familles qui commençaient à arriver en France dans les années 1950-1960, dans la région lyonnaise, du Nord, ou de l’Est de la France, et, bien sûr, à Marseille, pendant la guerre d’Algérie.
Pour raconter cette histoire tout au long du XXe siècle, avec Nicolas Le Scanff, nous avons choisi de partir de la « Marche pour l’égalité des Droits », de 1983 (appelée « marche des beurs par des journalistes de l’époque), en suivant les trajectoires de plusieurs personnages qui se souviennent de l’histoire de l’arrivée de leurs parents dans des conditions difficiles, et qui se battent contre le racisme ; qui évoquent les combats politiques antérieurs, comme la manifestation du 14 juillet 1953, à Paris, réprimée violemment et aujourd’hui encore oubliée, ou celle du 17 octobre 1961. Montrer les grandes figures, la solidarité d’une partie des intellectuels français (comme Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi) avec les Algériens combattant pour leurs droits.
Mais Samia, Farid et les autres personnages de cette histoire dessinée seront « pris » dans la société française des années 1980-1990, avec la montée du chômage et celle du Front national ; les années de l’individualisme né d’un consumérisme effréné mêlé à l’engagement collectif antiraciste ; les dérèglements des pratiques démocratiques et la crise du socialisme. Il leur faudra rester fidèle à la mémoire de leurs parents, et vivre dans la citoyenneté d’une France républicaine, qui ne respecte pas toujours ses principes d’égalité.
À ce récit d’une histoire française très particulière, il fallait tout le talent et la créativité du dessinateur Nicolas Le Scanff, qui a su mettre en scène les turbulences d’une diaspora toujours au cœur de l’actualité.