Les « idéologies » venues des États-Unis sont-elles antidémocratiques ?
par Herman Lebovics et Steven Ungar
Herman Lebovics et Steven Ungar, tous deux universitaires et intellectuels, regardent le débat français actuel depuis les États-Unis et veulent ici analyser plusieurs points qui font question. Herman Lebovics, professeur d'histoire française (New York State Trustees Distinguished Professor Emeritus, Department of History, Stony Brook University, New York) a publié plusieurs ouvrages sur l'histoire de la France et l'Europe au XXe siècle. Il est l'auteur de The Alliance of Iron and Wheat : Origins of the New Conservatism of the Third Republic, 1860-1914, (Cornell University Press, 1998) et Social Conservatism and the Middle Classes in Germany, 1914-1933, (Princeton University Press, 2015). Son livre son livre référence, ici, en France, est True France : the wars over cultural identity, 1900-1945, (Cornell University Press, 1992). Le professeur Steven Ungar (Professor of French and Cinematic Arts Emeritus, University of Iowa) est un grand spécialiste de la France, il a publié Blanchot and France Since 1930 (University of Minnesota Press, 1995), et dirigé Signs in Culture: Roland Barthes Today (University of Iowa Press, 1989) et Identity Papers: Contested Nationhood in Twentieth-Century France (University of Minnesota Press, 1996). Ils ont tous les deux collaboré à plusieurs ouvrages du Groupe de recherche Achac. Ce texte a été traduit de l’anglais par Marie Wabbes et Patrick Ferran.
Dans la république mondiale des lettres qui existe depuis les Lumières, les idées n’ont cessé de circuler entre les deux rives de l’Atlantique, certes avec une aisance remarquable, mais aussi avec parfois des effets dévastateurs. Rappelons la panique de certains intellectuels américains quand la French Theory, et même ses auteurs, ont investi nos universités américaines au début des années 1970. Et un peu plus tard, les remous en France, quand les Américains renvoyèrent la French Theory.
Ces transmissions peuvent être lues sous le prisme d’une métaphore quelque peu osée, celle du trafic international de drogue : des idées suspectes allemandes, en particulier celles de Nietzsche et de Heidegger, sont importées à Paris, puis, comme l’argent illicite de la drogue, blanchies pour devenir de nouvelles idées françaises. Ces dernières pouvaient alors être exportées aux États-Unis sans avoir gardé la moindre trace de leur origine. Et dans un même mouvement, un peu plus tard, les versions américaines d’idées tellement rabâchées, comme par exemple la déconstruction, revinrent en France au plus grand désarroi des intellectuels réactionnaires qui virent en elles l’influence néfaste des Américains.
Une des plus vives réactions de rejet (les lecteurs s’en rappelleront probablement) fut celle de Marc Fumaroli dénonçant fermement ces nouvelles idées en provenance de l’Amérique — sa critique s’étant élaborée à partir du travail de penseurs américains, notamment celui de son ami Allan Bloom, ou encore de Dinesh D’Souza. D’ailleurs, les livres de Bloom (L'Âme désarmée : Essai sur le déclin de la culture générale, Les Belles Lettres, 2018) et du professeur de Harvard Harvey Mansfield qui célébrait la masculinité (Virilité, Les Editions du Cerf, 2018) ont tous deux été récemment traduits en français. Ces travaux émanent de l’influente école de Leo Strauss. L’on vit même un canal systématique s’établir dans la diffusion d’idées sociales conservatrices avec la naissance de la revue Commentaire qui avait pris pour modèle la revue américaine néoconservatrice Commentary. Norman Podhoretz, l’éditeur de la revue américaine, était d’ailleurs au conseil d’administration de la publication française.
Nous assistons aujourd’hui, en France, à une situation assez similaire, même si les influences intellectuelles classiques cèdent le pas aux nouveaux médias. Le partage culturel et idéologique s’est accéléré et s’opère sous de multiples modalités. Quelques intellectuels français, soutenus par des ministres du gouvernement, accusent certaines idées américaines de polluer la pensée française sur des sujets sociaux d’importance. Intersectionnalité, décolonialisme, wokeness, post-colonialisme ou l’éveil aux inégalités ou au racisme, cancel culture ou culture de l’annulation, théories du genre et de la « race » font habituellement partie désormais de la liste des idées dite douteuses qui arrivent d’Amérique en vrac. Les gouvernements ont besoin de soutien, de votes et d’électeurs un peu conservateurs (et même beaucoup plus) ; les vieilles élites intellectuelles veulent garder leur position d’influence, rien de bien neuf. Et en cela, attaquer les idées venues d’ailleurs, attaquer les minorités, semblent toujours des recettes infaillibles pour bien servir ces besoins.
Arrêtons-nous sur quelques-unes de ces idéologies en cours en France qui hélas ont déjà été bien rôdées aux États-Unis : les attaques de la droite dure sur la recherche universitaire, comme nous les avons connues aux États-Unis et qui arrivent désormais en France (à la suite des déclarations de la ministre de la recherche) ; la rhétorique anti-islamique, qui se déploie en France, avec l’utilisation d’éléments de langage tels que « islamo-gauchisme », qui fait écho à ce que Rush Limbaugh, la voix désormais éteinte de l’extrême-droite américaine, avait inventé avec l’étiquette d’islamo-fascisme, entre autres épithètes racistes et sexistes (ce type d’injures fanatiques fonctionnent très bien sur les réseaux de masse) ; la propagande anti-migrants, qui ne fait que croître des deux côtés de l’Atlantique ; la division de la population qui est encouragée, alors que le discours clame une bienveillante « unité nationale » ; la dénonciation de la terreur exercée par la gauche, et pas seulement la radicale, tout en ignorant ou en ne voulant pas voir, que le risque d’une terreur de droite dure institutionnalisée s’accroît dans nos pays (en France et aux États-Unis).
Ces idéologies et ces pratiques, et non pas les articles spécialisés de quelques professeurs érudits de gauche, sont les idées dangereuses qui posent le risque de corrompre la vie publique française. Nous, Américains, en avons fait la dure expérience, nous les avons même vu s’affiner pendant ces quatre dernières années. En effet, aux États-Unis et, comme nous le croyons, en France aussi, les théories et propositions attaquées par la droite sont en fait des réponses aux pressions idéologiques antidémocratiques de cette même droite, et non pas des provocations. Comme ce que nous voyons dans les médias actuellement en France, ces pressions idéologiques paralysent le débat et empêchent une critique raisonnée.
Nous sommes attristés de voir apparaître en France ces sortes d'idées. Peut-être qu’au lieu d’attaquer des idées qui ne sont pas encore passées dans le grand public, et qui restent publiées dans des revues spécialisées lues par quelques centaines d’érudits, il serait plus pertinent que les universitaires et les politiciens français redécouvrent Éric Fassin et son texte « L’épouvantail américain » (Vacarme, 1997/4-5, n°4-5) et s’attachent à repenser ce qui se cache derrière la dénonciation trop rapide d’idées qualifiées de corruptrices venant des États-Unis. Les risques pour l’expression démocratique en France, et peut-être pour la démocratie elle-même, sont grands, si l’on pense à ce qui est arrivé aux États-Unis depuis les années 70.