Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale
par Pascale Pellerin
Pascale Pellerin est professeure de littérature française à l’Université Lyon 2, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM). Ses travaux portent principalement sur la réception des penseurs des Lumières dans l’imaginaire colonial. Elle a publié Les philosophes des Lumières dans la France des années noires. Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. 1940-1944 (Harmattan, 2009) et Rousseau, les Lumières et le monde arabo-musulman : du XVIIIe siècle au monde arabo-musulman (Garnier, 2017). L’ouvrage collectif Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale : XVIIIe-XXe siècles explore l’influence peu connue des Lumières sur la traite négrière et sur la construction d’une république coloniale aux XIXe et XXe siècles, il sera publié le 22 juillet 2020 aux éditions Classiques Garnier.
Cet ouvrage collectif a l’ambition de faire le lien entre les Lumières, la traite négrière, l’esclavage pratiqué sous l’Ancien Régime et les types de colonisation nouvelle avec la conquête de l’Algérie, en particulier, qui s’est achevée en 1962. Il me semble que sur cette question, il y a encore beaucoup de recherches à réaliser. Car, si on peut accuser à juste titre la monarchie française d’être à l’origine du commerce esclavagiste, il est plus difficile de s’interroger sur le rôle que les Lumières ont joué dans le développement de la traite et sur la construction aux XIXe et XXe siècles d’une république coloniale. Celle-ci n’a pris fin qu’en 1962 et ses conséquences sur la société française sont toujours visibles, réactivées par la crise du système néolibéral.
Ce volume constitue un ouvrage de recherche mais répond aussi à un engagement intellectuel et à une urgence. Militante antifasciste et antiraciste pendant de nombreuses années, il m’a fallu constater que le monde intellectuel se trouvait relativement déconnecté de l’engagement citoyen. Le terme même d’engagement était suspect. L’aveuglement des intellectuels face au stalinisme explique en grande partie cette réalité. Et la chute du mur de Berlin allait faire surgir l’image de l’intellectuel neutre, détaché de toute passion politique et pleinement responsable. La liberté devenait la liberté de tout accepter d’une société capitaliste très violente, particulièrement envers les descendants des colonisés et les personnes auxquelles on avait donné une identité, celle de sans-papiers. La ghettoïsation des quartiers concentrant les descendants d’immigrés s’est conjuguée au vote de lois de plus en plus répressives contre ceux qui arrivaient en France venant majoritairement des pays africains. Ils ont été peu à peu accusés de faire le lit des islamistes sur le territoire français.
Après les attentats du 7 janvier 2015 décimant la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, la gauche s’est divisée entre les chantres d’une vision très étroite de la laïcité et ceux qui excusaient les islamistes parce qu’ils étaient des opprimés. Ce sont ces deux positions que j’ai voulu dénoncer dans cet ouvrage comme dans le volume Rousseau, les Lumières et le monde arabo-musulman, publié en 2017. Les Lumières, hormis peut-être la figure de Rousseau, n’ont pas été radicalement anticolonialistes.
L’examen des textes et la réalité historique nous le prouvent indéniablement. Pour les abolitionnistes comme Condorcet, l’Occident représente un modèle de civilisation supérieure et ce sont les peuples civilisés qui ont pour tâche de libérer les autres pays de leurs oppresseurs. Les Lumières n’ont cependant pas remis en cause l’unité de l’espèce humaine et ses possibilités de progrès. Cette philosophie va être remise en cause par la multiplication des sciences sociales au XIXe siècle, qui, avec l’influence du darwinisme social, va expliquer le moteur de l’évolution humaine par la lutte des races. Ces notions se traduisent aujourd’hui par les affirmations de changement de peuple, de brassage trop important des peuples occidentaux. On ne pourra combattre ces idéologies que si l’on regarde avec lucidité les ambiguïtés des Lumières et les crimes de la colonisation commis par la monarchie française et par la République française.