Les tribunes

Titre Les tribunes
Les minorités au musée. Réflexions franco-américaines  par Olivier Mahéo

Les minorités au musée. Réflexions franco-américaines 

Les minorités au musée. Réflexions franco-américaines  par Olivier Mahéo

Dans un contexte où les musées se réinventent pour répondre aux exigences d’inclusivité et de représentation, l’ouvrage Les minorités au musée. Réflexions franco-américaine (La Documentation française, 2024) interroge les enjeux cruciaux de la visibilité et de la reconnaissance des minorités ethnoraciales dans les institutions muséales. Il fait suite au colloque organisé en avril 2022 avec le soutien de l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP) et du musée du quai Branly – Jacques Chirac. En confrontant les situations françaises et nord-américaines, le directeur de la publication, Olivier Mahéo, collaborateur scientifique de l'IHTP (Paris 8-CNRS), explore comment ces institutions, historiquement influencées par des logiques d’exclusion, sont aujourd'hui un espace de réappropriation et de déconstruction des narrations dominantes. Si la question de la « décolonisation des musées » se pose, l'auteur invite à repenser la fonction du musée, non seulement comme un lieu de mémoire, mais aussi comme un espace de lutte pour une justice sociale. En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Olivier Mahéo présente les grands axes de cet ouvrage.

Les minorités ethnoraciales restent sous-représentées dans les expositions françaises tant du point de vue des thèmes exposés que de celui de la composition des équipes de direction, surtout au regard de la situation de l'Amérique du Nord. Outre-Atlantique, nombre d'expositions se saisissent, depuis plusieurs décennies, de thèmes comme ceux de l'esclavage, de la ségrégation, de l'histoire des migrations, de celle des différentes minorités ethnoraciales comme de leurs productions artistiques.

Le terme de « minorités » est évidemment ambigu, mais nous l’utilisons à dessein dans cet ouvrage, plutôt que celui de communauté, pour souligner la mise à l’écart de certains groupes, cantonnés aux marges de l'histoire, exclus ou, au mieux, tenus à distance du récit majoritaire. Faire partie d'une minorité – ethnoraciale, de genre, nationale, religieuse… – implique un mode discriminé ou excluant de participation à la communauté nationale. Les minorités sont perçues et définies par le groupe majoritaire selon deux principes qui ne s’excluent pas : celui du nombre, mais aussi celui du statut, tenu pour mineur, renvoyé à la mémoire des vaincus, à l’absence d’histoire. Ainsi, leurs patrimoines ont longtemps été ignorés, comme celui des Africains-Américains et nombre d’autres groupes minoritaires, ou présentés selon les modalités de la domination coloniale[1]. Les musées, perçus comme des sites au service de la mémoire collective et de la continuité historique, peuvent également, selon les termes de Pierre Bourdieu, « incarner et mettre en œuvre des structures de “violence symbolique” » au service de la construction d’un ensemble national homogène[2].

Cependant, les musées dits de « civilisation » ou de « société » ont entamé depuis longtemps une profonde révision de leurs missions en réfléchissant aussi bien à leurs publics, à la composition de leurs équipes qu’à leurs discours[3]. Plus que jamais, les musées sont des lieux auxquels sont adressées des revendications minoritaires, mais également des lieux où l’on pense le fait minoritaire, dans lesquels on cherche à lui donner une nouvelle place. Les historiennes et historiens abordent le plus souvent ces questions du point de vue d’une histoire des musées ou des politiques patrimoniales[4]. Ces analyses, muséologiques, historiennes, ont en commun de se situer au sein des musées eux-mêmes, d’analyser leurs collections, leurs expositions, leurs politiques « inclusives ». Dans cet ouvrage, nous proposons de déplacer le regard, et prendre comme point de départ le point de vue minoritaire, afin de comprendre ce qui se joue dans la volonté d’être représenté dans les institutions les plus prestigieuses, ou même dans le désir de « faire son musée », c’est-à-dire de se représenter en tant que minorité, comme le développement de musées communautaires, dédiés à l’histoire et à la culture d’un groupe, en témoigne. Nous nous intéressons ainsi aux mobilisations patrimoniales dans la perspective des groupes minoritaires, tout en examinant la manière dont les institutions muséales répondent aux demandes de reconnaissance. 

Être enfin représenté

Le désir d’être représenté, d’être raconté au sein des musées, n’a jamais été aussi fort. Et ce, alors même que, selon certains comme nous le mentionnions, les musées seraient, en l’état, incapables de répondre correctement à ces demandes. En 2013, le politologue-philosophe Achille Mbembe affirmait qu’il n’était pas souhaitable que l’esclave rentre au musée, une institution liée d’une manière indissociable à la société occidentale dans laquelle il était condamné à n’être qu’une note de bas de page[5]. À la suite d’Achille Mbembe, qui appelle de ses vœux un anti-musée, nous proposons d’abandonner le point de vue majoritaire, qui se décline en termes de domination et d’assignation, pour renverser le regard. En nous situant du point de vue de l’expérience minoritaire, nous envisageons la minorité dans sa capacité à agir, dans ses relations avec les musées et sites patrimoniaux en Amérique du Nord et en France[6]

S’il est pertinent d’interroger les voies d’une décolonisation du musée, peut-être faut-il également questionner le sens de cette « demande de musée ». Elle nous renseigne sur la manière dont les sociétés envisagent les réponses à leurs tensions, la résolution de leurs crises. La tragédie grecque offrait une forme de catharsis sociale ; les musées semblent aujourd’hui en assumer une part. 

Les 21 contributions de cet ouvrage développent ces questions dans trois contextes nationaux – Canada, États-Unis, France —, du rapport aux minorités. Une première partie s’intéresse aux mobilisations de différentes minorités nord-américaines en faveur de leur patrimoine. Une deuxième partie, « Représentations de soi », prolonge cette analyse en décrivant différents dispositifs qui permettent à des minorités de se donner à voir, au sein de musées communautaires nord-américains, ou culturally-specific museums. La troisième partie, « La fabrique du discours muséal », propose des contributions depuis le point de vue de professionnelles et professionnels, qui nous donnent à voir les différentes étapes du travail muséal, qu’il porte sur les collections ou qu’il s’agisse de dispositifs existants qu’ils analysent. Une quatrième partie, intitulée « Coproduction et dialogue », placée sous le signe de la pluralisation des savoirs au musée, croise différentes pratiques de co-création.

 


[1] Altman Susan et Kemelhor Joel, Encyclopedia of African-American Heritage, New York, Checkmark Books, coll. « Facts on File library of American history », 1997 ; Dias Nelia, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908): anthropologie et muséologie en France, Éditions du CNRS, Paris, 1991.

[2] Bourdieu Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris, 2001.

[3] Chevalier Denis et Fanlo Aude, Métamorphoses des musées de société : Premières rencontres scientifiques internationales du MuCEM, La Documentation française, Paris, 2017 ; Van Geert Fabien, Du musée ethnographique au musée multiculturel: chronique d’une transformation globale, La Documentation française, Paris, coll. « Musées Mondes », 2020.

[4] Pomian Krysztof, Le musée, une histoire mondiale / Krzysztof Pomian. 1. Du trésor au musée, Gallimard, Paris, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 2020 ; Poulot Dominique, Une histoire des musées de France, La Découverte, Paris, coll. « Poche/Sciences humaines et sociales », 2008 ; Aronsson Peter et Elgenius Gabriella, National Museums and Nation-Building in Europe, 1750-2010: Mobilization and Legitimacy, Continuity and Change, Routledge, Londres, 2015. 

[5] Mbembe Achille, « L’esclave, figure de l’anti-musée ? », Africultures, 2013, vol. 91,  1, p. 38‑42.

[6] Ndiaye Pap, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008 ; Chassain Adrien, Clochec Pauline, LE Meur Chloé, Lenormand Marc, Trégan Marine, « Approches expérientielles du fait minoritaire », Tracés. Revue de Sciences humaines, avril 2016,  30, p. 7‑26.

Sommaire

Remerciements

Introduction

Entrer au musée : revendications minoritaires et politiques muséales, Olivier Maheo, Pauline Peretz

 

Partie 1 

Mobilisations patrimoniales (pp. 33-82)

Chapitre 1 Les Arméniens-Américains et la patrimonialisation du génocide arménien aux États-Unis, Anouche Der Sarkissian, Julien Zarifian

Chapitre 2 Les musées cherokee et le romantisme indigène, Barry L. Stiefel (traduction Olivier Maheo)

Chapitre 3 Les processus de rapatriement en Amérique du Nord : nouveaux régimes de propriété des collections autochtones, Carole Delamour

Chapitre 4 Allégorie de l’Autre : appropriation et renversement dans l’oeuvre de Kent Monkman, Beatriz Martinez Sosa

 

Partie 2

Représentations de soi (pp. 83-146)

Chapitre 5 Whitney Plantation : repenser l’écriture de l’esclavage en Louisiane, Melaine Harnay

Chapitre 6 L’exposition « Slavery and Freedom, 1400‑1877 » du National Museum of African American History and Culture, Ana Lucia Araujo

Chapitre 7 La représentation de soi dans les musées des réserves indiennes : raconter la Révolution américaine, Karim M. Tiro (traduction Olivier Maheo)

Chapitre 8 Les transformations de l’Arab American National Museum après le 11 septembre 2001, Dominique Cadinot

Chapitre 9 Les arts de l’Islam au musée du Louvre : un patrimoine pour quelle(s) communauté(s) ? Constance Jame

 

Partie 3

La fabrique du discours muséal (pp. 147-238)

Chapitre 10 Les expositions consacrées à l’internement des Japonais-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale : réparations et reconnaissance, Gaëlle Crenn

Chapitre 11 Ellis Island Migration Museum et Tenement Museum : deux approches de l’histoire des migrations à New York, Andréa Delaplace

Chapitre 12 Collections nord-amérindiennes en France et en Amérique du Nord, du XVIIe siècle à nos jours, Mathilde Schneider

Chapitre 13 L’Underground Railroad dans l’État de New York : restituer par la photographie la « matérialité dissimulée » d’un patrimoine invisibilisé, Nicola Lo Calzo

Chapitre 14 L’art inuit dans les musées canadiens, quelle remise en cause des stéréotypes ? Julia Etournay-Lemay

Chapitre 15 Les minorités et le rôle social du musée : à la croisée des missions et des visions de l’institution, Fabien Van Geert

 

Partie 4

Coproduction et dialogue (pp.239-308)

Chapitre 16 Le projet InterReconnaissance au Québec, au service de la coconstruction communautaire, Ève Lamoureux, Noémie Maignien, Francine Saillant

Chapitre 17 Le Musée de la civilisation à Québec et les approches inclusives, Geneviève De Muys, Matthieu Gill-Bougie, Caroline Lantagne

Chapitre 18 Allers-retours Boulogne-sur-Mer – Kodiak, construire un dialogue interculturel au musée, Elikya Kandot, Justine Vambre

Chapitre 19 Les pratiques collaboratives au Mucem : le cas de l’exposition « Barvalo. Roms, Sinti, Gitans, Manouches, Voyageurs… », Alina Maggiore

Chapitre 20 La collection nord-américaine du marquis de Sérent : pluralisation des savoirs autochtones dans les musées français, Vanessa Ferey

 

Conclusion

Quand les minorités défient la majorité : mythes fondateurs et relations de pouvoir au musée, Bruno Brulon Soares, Yves Bergeron

Bibliographie générale

Table des illustrations

Présentation des autrices et auteurs