Les tribunes

Titre Les tribunes
L’exposition « Colonialisme. Une Suisse impliquée » au Musée national suisse de Zurich (Jusqu’au 19 janvier 2025) par Patrick Minder

L’exposition « Colonialisme. Une Suisse impliquée » 
au Musée national suisse de Zurich 
(Jusqu’au 19 janvier 2025)

par Patrick Minder

L’exposition « Colonialisme. Une Suisse impliquée » au Musée national suisse de Zurich (Jusqu’au 19 janvier 2025) par Patrick Minder

Dans un contexte où les institutions suisses commencent à interroger leur héritage colonial, l’exposition « Colonialisme. Une Suisse impliquée », présentée jusqu’au 19 janvier 2025 au Musée national suisse de Zurich, consacre la première grande initiative du pays à explorer les liens entre la Confédération et les dynamiques coloniales mondiales, dans un lieu emblématique de l’identité helvétique. Traite négrière, mercenariat, missions religieuses, participation au commerce et impacts environnementaux figurent parmi les thèmes abordés, offrant une lecture critique de ce passé longtemps occulté. Patrick Minder, maître d’enseignement et de recherche en didactique de géographie et d’histoire au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation des enseignants (CERF) de l’Université de Fribourg, et spécialiste reconnu de la mémoire coloniale en Suisse, propose un retour d’analyse et situé sur cette exposition. L’auteur de La Suisse coloniale (Peter Lang, 2011) et partenaire scientifique du Groupe de recherche Achac sur les « zoos humains », déconstruit le mythe d’une Suisse isolée des logiques coloniales et souligne à la fois l’importance de cette exposition pour la recherche historique et les potentiels qu’elle ouvre,  notamment sur la représentation culturelle de la colonialité helvétique, comme les « zoos humains ». En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, l’analyse inédite de Patrick Minder. Une exposition qu’ont également visité les coordinateurs du Groupe de recherche Achac du programme zoos humains le 26 novembre, rencontrant à cette occasion une des commissaires de l’exposition.

Face à la gare centrale de Zurich, une bâtisse aux airs de château romantique, véritable synthèse des styles architecturaux du pays, abrite le Musée national suisse depuis 125 ans. Ce lieu est à l’image de l’identité helvétique, une construction élaborée selon les principes fondateurs de la Confédération : les parties accolées aux autres forment un tout harmonieux. Jusqu’au 19 janvier 2025 s’y déroule la première exposition d’ampleur nationale consacrée au colonialisme et à ses connexions mondiales. 

Cet événement accueilli dans ce haut-lieu de mémoire constitutif de la Suisse moderne est fortement symbolique (et cela souligne les retards en la matière des Français, des Italiens, des Espagnols ou Hollandais sur ces dynamiques, à la différence des Allemands, des Britanniques ou des Belges). Crispant les milieux de la droite libérale suisse attachés traditionnellement à la mémoire d’un temps où les fleurons industriels de la Confédération ne s’interrogeaient guère sur les conditions réelles d’une réussite économique indécente, cette manifestation attire les foules mais rencontre peu d’échos dans la presse nationale et internationale. Elle mérite pourtant plus qu’un détour.

Pourquoi la question coloniale en Suisse est-t-elle restée encore très récemment un non-sujet, un angle mort, un thème toujours secondaire ? Une part d’explication réside dans l’absence d’une volonté politique suisse de participation au partage et à la domination du monde. Ce mantra maintes fois répété, jusqu’à être intégré par les colonisés eux-mêmes, laisse sur sa faim toute personne curieuse de connaître les mécanismes profonds constitutifs de la mémoire et de l’identité helvétiques. Selon un schéma classique valable pour d’autres sujets historiques, l’historiographie suisse a depuis longtemps exploré, puis balisé et approfondi les questions qui sont au cœur des vitrines et des cartels de l’exposition temporaire zurichoise : émigration ou mondialisation précoce d’un pays sans matières premières ni débouché maritime.

Divisé en sections réunies en un seul niveau, l’espace à visiter respecte la chronologie tout en faisant référence à une dizaine de champs thématiques destinés à cerner les causes profondes de la colonialité helvétique. Traite négrière, ligues de lutte pour la protection des « indigènes », participation au commerce et aux colonies de peuplement, mercenariat et soldats des régiments suisses, sociétés commerciales suisses basées dans les colonies européennes, employés et experts au service des autres nations coloniales, missions chrétiennes ou scientifiques postulant la hiérarchie des races, chaque thème est traversé par une mise en abîme artistique — signalons l’étonnante reproduction d’une artiste sud-américaine dont la copie de cire de son corps couvert d’inscriptions renvoie à la question de la réification des autres. Le contexte actuel interroge aussi de façon critique ce passé difficile à assumer : par exemple, les traces indélébiles laissées dans un paysage asiatique soulève l’enjeu des dégâts environnementaux engendrés par l’exploitation coloniale suisse.

De bonne facture et avec une scénographie de qualité, cette exposition a le mérite de mettre intelligemment le doigt sur un thème trop longtemps ignoré en Suisse. De notre point de vue, cela devrait encourager d’autres institutions du pays à s’intéresser, parmi d’autres thèmes, aux missions ou à l’aide humanitaire par exemple. Cette dernière a été, d’une certaine façon, l’antichambre d’un « colonialisme larvé » dont les mécanismes devraient susciter la curiosité des chercheurs. Gustave Moynier et Henri Dunant, les fondateurs de la célèbre Croix-Rouge, ont tous deux œuvré pour la colonisation, le premier en faveur de l’Etat indépendant du Congo, tristement célèbre pour les exactions et le pillage qui s’y déroulent, le second par un projet de colonisation à Sétif (Algérie).

Les expositions coloniales et les spectacles ethniques (autour du concept de « zoos humains » notamment), mentionnés de manière furtive avec une seule affiche (spectacle en 1932 de « négresses à plateau ») et par quelques cartes postales et photographies sur la tablette d’accompagnement, méritent très clairement que les institutions muséales suisses reviennent sur ce sujet. Par contre, la question de la science et de la « race » sont très présents dans l’exposition. Ce sujet des zoos humains permet de comprendre le lien entre entreprise coloniale et culture populaire, ici, en Suisse, d’autant que ces « zoos humains » ont eu une existence tardive en Suisse (au-delà de la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’aux années 1950), ce qui est une particularité helvétique en Europe. 

La question de la colonialité en — et de la — Suisse est donc loin d’être épuisée. Le rôle gouvernemental de la Confédération et les conséquences de l’attitude de la société suisse face au racisme et à la xénophobie sont des sujets de recherche importants, dont le foisonnement récent est un indice de l’effervescence actuelle autour de la question coloniale surtout que de nombreux pays ont proposé des expositions récemment sur ce sujet des zoos humains et des expositions coloniales (à Paris, à Liège, à Gand, à Bruxelles, à Dresde, à Pointe-à-Pitre…) ou vont les programmer prochainement (à Bordeaux, à Barcelone ou à Francfort) et que le patrimoine et les archives sont en Suisse d’une incroyable diversité et richesse. 

 

Comme le souligne Pascal Blanchard à la suite de sa visite de l’exposition : « Cette exposition — comme celle de Genève en ce moment — montre que la Suisse commence à regarder en face son passé. La qualité de l’exposition et les supports didactiques, pédagogiques et de contextualisations montrent aussi l’importance d’expliquer au public ces sujets. Dans les échanges avec les visiteurs, comme avec les guides et une des commissaires, émerge la nécessité d’aller plus loin sur certains sujets. Celui de la science anthropologique, du racisme scientifique, des zoos humains (la Suisse est un des quatre grands pays européens en nombre de présentation des exhibitions anthropologiques ou coloniales) —, mais aussi du retour des restes humains (question présente dans l’exposition avec une intéressante mise en contexte), montrent que ces enjeux sont au cœur des questionnements du moment. La visite de l’exposition et nos échanges renforcent l’intérêt des équipes du Groupe de recherche Achac et de ses partenaires à développer le programme de recherche sur les zoos humains en Suisse et la préparation d’une exposition (et son catalogue) en Suisse dans les deux prochaines années ».