L'exposition « Ouvrir l’album du monde. Photographies (1842-1911) »
Olivier Auger
L’association Images & Mémoires regroupe des chercheurs et collectionneurs de tous horizons qui s'intéressent à l'iconographie, principalement ancienne mais aussi moderne, des anciennes colonies d’Afrique et d’Asie ; elle vise à développer les patrimoines culturels des pays d’origine en retrouvant les images existantes, en les répertoriant, en les révélant par des expositions ou tout autre moyen d'information. L’association a publié dans son Bulletin 77 de l’été 2023 un regard — à la subjectivité assumée — sur l’importante exposition Ouvrir l’album du monde qui s’est tenue au musée du quai Branly – Jacques Chirac au printemps : Olivier Auger, collectionneur spécialisé, nous invite ici à le suivre au long des œuvres de l’exposition, puis au cœur du colloque lié à cette exposition, dans une version développée et mise à jour de son texte initial.
Le musée du quai Branly - Jacques Chirac proposait jusqu’au 2 juillet 2023 l’exposition Ouvrir l’album du monde dont l'objectif était de décentrer le regard jusqu'alors essentiellement européen sur les débuts de la photographie en montrant à quelle vitesse elle s'est répandue dans le monde, d'abord exportée par des photographes voyageurs, commanditée par des cours royales, puis appropriée par des photographes locaux. Il s'agissait de la reprise et de l’élargissement d'une exposition ayant eu lieu au Louvre Abu Dhabi en juillet 2019.
Il y avait environ 300 photos (daguerréotypes, papiers salés, albuminés…) de 101 photographes différents, 52 européens et 49 autochtones, une parité recherchée par les commissaires. En dehors évidemment des premiers daguerréotypes (car en matière de daguerréotypes, images uniques, on prend ce qu'on trouve) les tirages sélectionnés étaient remarquablement conservés, contrastés, sans défauts (ici l'expression « qualité musée » prenait tout son sens). C’était une exposition très importante, qui correspond assez bien à l'ambition fondatrice d’Images & Mémoires.
Je partage ici mes impressions à ma première visite en avril[1]. J'ai retenu particulièrement :
- La rotonde de daguerréotypes, un très beau dispositif scénique.
- Le daguerréotype Tambo dans les Cordillères à la hauteur de 16 000 pieds, payé 83 000€ en 2015 à la vente Pagneux, historiquement important car c'est probablement la 1ère photographie connue de la cordillère des Andes, même s'il m'a laissé un peu froid.
- La présentation ingénieuse des photographies tirées de l'album de cartes de visite philippin.
- Le portrait anonyme d'un Africain, payé 11 592 € à la vente Pagneux de 2015 dont il faisait la couverture du catalogue et où il était présenté comme Jeune Noir de Tanger, attribué à Gustave de Beaucorps, est maintenant présenté comme Anonyme, c.1859 ; c'est un portrait qui a une présence incroyable : c'est un chef-d’œuvre.
- Une belle image de Pierre Trémaux, une laveuse résignée en Égypte, c.1847-1848, qui m'a fait penser à une piéta.
- Les marins sur le pont du bateau à Terre Neuve, c.1858, une belle image dans des conditions techniquement compliquées.
- Les clichés de Charnay au Mexique : avec un peu de recul il y a une beauté formelle qui se dégage, les ruines semblent flotter dans l'espace.
- Le panorama de Canton en 1863 : comme les bateaux ont bougé entre les clichés, le collage côte à côte des quatre tirages sur papier salé donne un résultat assez curieux.
- Les œuvres toutes plus belles les unes que les autres prêtées par le marchand collectionneur Serge Kakou. Lire dans le catalogue[2] ses recherches, par exemple sa façon de réussir à authentifier les images anonymes d'Alexine Tinne (une riche aventurière partie au Soudan en 1862), est un régal.
- La très belle photo de la famille en promenade en Turquie vers 1880, avec toutes les femmes voilées, par les Frères Abdullah ; la carriole kitchissime, les trois femmes voilées de voiles légers, la composition, tout cela donne un aspect fantasmagorique (« un poème visuel » a écrit Marc Lenot).
- Les photographies rehaussées, emplumées, « soumises à hybridation formelle », du Mexique à la toute fin du XIXe ; et les maharadjas coloriés en Inde vers 1920. Tout cela heurte notre conception européenne de ce qu'est une photographie mais amène justement à réfléchir sur les différents régimes de vérité, et c'est tellement kitch que c’en devient beau, une sorte d'art brut.
À mon étonnement il y avait finalement très peu de choses sur le Japon dans l’exposition mais néanmoins une superbe vitrine rassemblait différents types d'artefacts photographiques touristiques (et une notice soignée de Claude Estèbe dans le catalogue).
Les plaques de missionnaires en Nouvelle-Guinée en 1895 de Cacqueray de Lorme sont extraordinaires : certaines poses explosent le mur du ridicule, la sémiologie ici aurait des choses à dire sur les rapports de pouvoir et de domination qui transpercent ces images-là !
La dernière partie « Limites de la visibilité » était moins convaincante, avec des images déjà très connues (le vendeur de momie de Bonfils, ou même une simple carte postale classique de Samory éditée par Fortier) et sans vraiment comprendre la signification de chacune ici (l'intention globale, oui). Pas d'images fortes comme nous en connaissons. Partie « Photographier la guerre » bien trop sage.
Il y a malgré tout quelques bémols : presque toute l'Afrique du Nord avait été gommée : rien ou presque rien sur le Maroc, l'Algérie, la Tunisie ou encore sur l'Égypte des pyramides (la colonisation de l'Algérie à partir de 1830 ne figure même pas sur la fresque historique qui met en parallèle le développement de la colonisation et celui de la diffusion de la photographie). Les deux commissaires – Annabelle Lacour et Christine Barthe – n'ont volontairement sélectionné aucune image un tant soit peu érotique (tout juste deux ou trois nus ethniques, ce qui n’est pas pareil) – alors que l'érotisme, on le sait, est un des thèmes les plus photographiés depuis que la photo existe, et ce dès les débuts, et partout dans le monde[3]. La commandite originale de l’expo par le Louvre Abu Dhabi est peut-être une explication possible de ces angles morts… Ici, ce qui gêne surtout, c'est que ces choix ne sont ni annoncés ni explicités et que ces manques importants diminuent l'intérêt pédagogique de l'exposition ; ainsi, la carte interactive ne faisait que localiser dans le temps et l'espace les images montrées dans l'exposition et ne pouvait donc être vue comme résumant fidèlement l'histoire de la diffusion de la photographie dans le monde.
Enfin le tissage jacquard présenté en introduction de l'exposition, qui est une reprise par une artiste moderne de la première photo connue d'Égypte, celle du harem (le bâtiment, pas les occupantes) du vice-roi Mohamet Ali Pacha à Alexandrie faite en septembre 1839 par le peintre Horace Vernet et son neveu Frédéric Goupil-Fesquet, vient un peu comme un cheveu sur la soupe dans cette exposition-là[4].
En synthèse, ce n'est pas l'exposition encyclopédique, pédagogique, à laquelle je m'attendais, mais, vue trois fois, elle m'a subjugué. Elle est accompagnée d'un épais catalogue qui n'en est pas tout à fait un – pas de listes des œuvres exposées, mais plutôt un recueil de 50 contributions – un peu cher à 69 € mais passionnant, indispensable.
Je constate et déplore le manque de critique (au sens noble du terme, comme je tente de le faire ci-dessus) dans la presse concernant cette exposition : à part l'article de Marc Lenot cité en note, je n'ai rien vu d'un tant soit peu élaboré sur Ouvrir l'album du monde, la plupart des journalistes se contentant de paraphraser les communiqués de presse. Ce n'est pas comme cela qu'on peut questionner des manques, des choix, des politiques. Voir aussi le catalogue — https://boutique.quaibranly.fr/fr/catalogues-dexposition/mondes-photographiques-histoires-des-debuts-catalogue-dexposition/8429.html — dirigé par Christine Barthe avec des textes de Christine Barthe, Carmen Pérez González, Issam Nassar et Éric Geoffroy.
Le colloque Photo-monde
L'exposition Ouvrir l'album du monde était accompagnée, les 15 et 16 juin, de deux jours de colloque Photo-monde — deux jours intenses durant lesquels j'ai eu le plaisir de croiser d'autres adhérents d’Images & Mémoires (un d'entre eux, Daniel Foliard, modérait un panel), certains venus de loin.
Si certaines interventions, notamment le premier jour, étaient parfois trop politiques, très intellectuelles, trop sophistiquées (laissant souvent la salle coite, les modérateurs meublant au mieux les séances de questions réponses sans questions venant du public) d'autres ont su rester scientifiques et pédagogiques.
Comme l'ensemble des conférences est maintenant en ligne et accessible à tous, je vais simplement les résumer ici rapidement, en insistant un peu plus sur celles qui m'ont le plus passionné ou interpellé, sachant que toutes étaient d'un très bon niveau et valent d'être regardées[5].
En introduction, Emmanuel Kasarhérou, président du musée, a rappelé que Ouvrir l'album du monde est une étape importante pour l'histoire de la photographie dans ce musée : amorcer l'écriture d'une histoire mondiale – mais non globalisante – de la photographie, décentrée, polyphonique. Éléonore Challine, rédactrice en chef de Photographica, a expliqué sa déception il y a 10 ans lorsque l'histoire monde de la photographie était encore balbutiante et pas identifiée comme un champ de recherche. Christine Barthe voulait aller au-delà du modèle « diffusionniste » qui prédominait jusqu'alors.
Olubukola Gbadegesin a montré comment des missionnaires européens prenaient parfois, le temps de la photo, la place de chef de groupe qu'ils n'avaient pas toujours dans la réalité (avec déjà en plein XIXe une protestation dans le journal local contre cette « appropriation » : un cas très intéressant, à creuser) ; puis elle a fait la biographie de plusieurs femmes photographes noires.
Ece Zerman a raconté les difficultés matérielles à la pratique photographique à la fin de l'Empire ottoman (stocks vides dans les magasins et client mécontents, suite à un concours photo lancé par un journal !) et comment les clientes de studio voulaient singer les actrices ; et aussi les Ottomans qui regardaient les Européens regarder les Ottomans, surtout leurs femmes (cf. un article d'époque dans la presse turque locale à propos des photos de harem faites par les « Européens »).
L’intervention d’Aston Gonzalez sur les photographes noirs américains du XIXe ayant combattu le racisme fut très brillante – en prenant le soin de commencer par un long rappel de la culture visuelle de l’époque, contre laquelle ils se sont levés. Intervention remarquable – je crois qu'il faut simplement maintenant lire son livre.
Céleste Haller a fait une intervention anthropologique sur la « rencontre » photographique et sur ce que « l’instantanéité » a changé chez des populations habituées, pendant les 50 premières années de la photographie, au protocole photographique rigide : l’instantanéité permettant à la fois l'agentivité des modèles et le vol de photos, comme pour la cérémonie Hopi ; c’est du bon sens, mais mettre des mots sur les choses ne fait pas de mal.
Jane Lydon a discuté de photos aborigènes, et explicité les lois australiennes à ce sujet : sujet sensible. Les lois australiennes permettent maintenant aux aborigènes, qui se sont longtemps sentis dénigrés, de décider de qui a le droit d'étudier ou pas les photos d'époque les représentant. Selon moi, cela va bien au-delà du nécessaire « droit de retour » (qui consiste à leur partager aussi les images dont ils sont les sujets, puisqu’ils n'en ont pas fait à l'époque) et instaure une sorte de droit « tribal » (la notion d’ancêtres étant prise au sens large) qui peut heurter des esprits cartésiens. Même si ça part d'une bonne intention, même si elle a pointé que dans les faits l'autorisation est très souvent accordée, je regrette qu'elle n'ait pas abordé plus avant les conséquences potentiellement vertigineuses de ce type de disposition : c’est le sujet qui décide de qui a le droit de l’étudier… ! On n'est clairement plus dans le domaine de l'histoire.
Le deuxième jour, Franck Ogou (ancien adhérent d’Images & Mémoires) a montré les efforts de conservation des archives photographiques au Bénin, ce qui n'est pas un mince problème au vu des photos hallucinantes d'archives privées abandonnées qu'il a projetées. Pour faire court on rappellera simplement que lorsque Emmanuel Macron a décidé de rendre au Bénin des objets royaux du Dahomey, il aurait aussi fallu payer la construction du musée sur place pour les recevoir... Ça en dit long sur l’importance accordée – hors période électorale et agenda particulier de candidats à l’élection – aux archives dans la plupart (pas tous) des pays d’Afrique. Courage à Franck.
Christine Barthe et Annabelle Lacour ont explicité la politique actuelle d'acquisition du quai Branly, axée sur la sélectivité et « l'attention à ne pas s'accaparer des œuvres entières ». Évidemment elles reçoivent beaucoup de propositions de marchands, et ne sont pas contre, pour les photographes modernes, se passer de l'intermédiation des galeries... Aucun budget annuel n'a été évoqué. J'ai posé – mais sans vouloir insister, ce n'était pas le moment – une question sur la politique d'acquisition de cartes postales, ayant évidemment en tête la non-intervention de toutes les institutions françaises sur les albums de recherche constitués par Didier Carité : réponse assez peu convaincante « on en a déjà beaucoup » qui a montré que les institutions n'avaient pas compris la spécificité de cet ensemble (ni les institutions des pays concernés).
Belle intervention de Maria Inez Turazzi sur les débuts de la photographie au Brésil et la très étonnante aventure du voyage de l’Oriental-Hydrographe, ce bateau qui proposait une sorte de croisière payante pour amener le progrès (et ici en l’occurrence le progrès photographique) dans certains pays au début des années 1840. Bonne réflexion sur la porosité entre portrait photographique et moulage qui sont tous deux des « empreintes ».
De même, belle intervention de Patricia Zalamea sur les débuts de la photographie en Colombie et sur la continuité avec les peintres et l'académie locale, avec des graphiques illustrant les différents croisements entre ces cercles artistiques. Une leçon de sociologie.
Communication malheureusement à distance, donc un peu monocorde, du Suisse Jürg Schneider (autre adhérent d’Images & Mémoires) sur trois photographes à l' île de Fernando Po, sur laquelle il va falloir que je revienne : il y a sur cette micro-société beaucoup de photographies et ce qu'on perçoit (femmes noires assises sur des chaises au premier plan tandis que des hommes blancs restent debout, des mélanges qui semblent heureux) est très différent de ce qu'on trouve d'habitude sur les photographies « coloniales ».
Pour être parfait il ne manquait à ce séminaire qu'une nouvelle présentation de Gilles Massot sur Jules Itier, ce douanier français voyageur qui a fait vers 1842 rien moins que les premières photos connues au monde dans plusieurs pays, dont la Chine...
La conférence de clôture était donnée par Geoffrey Batchen (professeur titulaire à Oxford, commissaire d'exposition dans le monde entier, il a publié en 23 langues, enseigné sur plusieurs continents ; il a publié en 1997 un livre fondamental sur l'invention de la photographie : Burning with Desire : The Conception of Photography, The MIT Press, Cambridge – non traduit). Sa communication « Where ? What ? When ? » montrait en quoi l’invention de la photographie ce n'est pas seulement Niepce en 1826 puis Daguerre en 1839 inventant soudainement son procédé, mais plutôt le résultat d'un continuum d'avancées un peu partout dans le monde. D'ailleurs il est bien possible que Hercule Florence ait réussi à fixer une image décente dès 1833 au fond du Brésil, à Campinas. D'autre part, qu'est-ce qu'une image photographique ? Les photographic drawings, les bois gravés d’après daguerréotypes… en sont aussi. Bref, de quoi donner solidement à réfléchir sur les débuts de la photographie dans le monde.
Longuement applaudi, Geoffrey Batchen m'a dit que son papier serait bientôt publié – une version abrégée est disponible en introduction de Mondes photographiques, histoires des débuts.
[1] Une première version, « brute de décoffrage », de ce compte-rendu de visite peut être trouvée sur mon profil Facebook. Un autre compte-rendu par Marc Lenot (polytechnicien, MIT, EHESS, il est devenu critique de photographie) est trouvable sur le site du journal Le Monde – à la rubrique « Lunettes Rouges ».
[2]Mondes photographiques, histoires des débuts.
[3]Ce qui s’en rapproche le plus est un nu ethnique de Pierre Trémaux, une jeune fille du Darfour vers 1853 (celle-là, pas une très belle image) : c’est très peu.
[4]Le débat sur les « réappropriations » est un sujet important : j'ai fourni moi-même des photographies dans ce but à Roméo Mivekannin, qui est un des arrière-petits-fils de Béhanzin, le roi du Dahomey bien connu, et un artiste qui connaît maintenant un très grand succès. Mais il n’est pas possible de tenir un tel discours culpabilisateur auprès du public, comme ici, dans la salle introductive.
[5]Rappelons que l’enregistrement de la totalité du colloque est disponible à la lecture (et l’enregistrement) sur la chaîne YouTube du musée : https://www.youtube.com/@quaibranly/videos. Les intervenants ont aussi contribué à l’ouvrage Mondes photographiques, histoires des débuts auquel nous renvoyons pour leurs textes et des images que nous ne pouvons reproduire (droits photographiques).