Les tribunes

Titre Les tribunes
l'imaginaire colonial au cinéma

« L’imaginaire colonial au cinéma.  Qu’est-ce qu’un film colonial ? »

par Alain Brossat

l'imaginaire colonial au cinéma

En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Alain Brossat, philosophe et ancien professeur à l’Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, auteur de Des peuples et des films, cinématographie(s)s, philosophie, politique (Rouge Profond, 2020), présente les principaux axes de son dernier ouvrage consacré au « film colonial », un genre cinématographique qu’il met en lumière pour la première fois. À travers une analyse de films produits en Europe et à Hollywood, souvent classés dans des genres comme l’aventure, le western ou le film exotique, il révèle les constantes narratives et idéologiques qui traversent ce cinéma, structuré par l’imaginaire colonial. Dans ce texte, Alain Brossat revient sur la genèse de sa recherche, née d’une intuition et construite par l’accumulation de visionnages, qui a permis d’identifier ce genre innommé par la critique. Il interroge ainsi la manière dont ce cinéma, en dépit de sa popularité, a contribué à naturaliser les hiérarchies raciales et à esthétiser la violence coloniale. Une réflexion qui invite à reconsidérer l’impact de ces films et leur rôle dans l’histoire culturelle de l’Occident.

Cet essai s'attache à montrer que le film colonial existe comme genre spécifique, doté de ses caractéristiques propres, ses invariants, ses stéréotypes, ses ritournelles, aussi bien dans les cinématographies ouest-européennes que dans le monde enchanté d'Hollywood. C'est un cinéma totalement émancipé des faits et réalités de la colonisation réelle, constamment appliqué à la transfigurer au point d'en faire un monde enchanté, un monde à rêver – une pure fantasmagorie.

Il s'agissait donc de faire émerger la notion de film colonial qui, jusqu'à présent, ne fait l'objet d'aucune reconnaissance par la critique ou les études cinématographiques. Or, il existe non seulement tout un cinéma qui évoque le contexte colonial, en différents lieux et époques, mais un genre cinématographique dénié et dissous dans d'autres genres, le film colonial. Celui-ci présente des traits structurels distincts qu'analyse cet essai et qui renvoient tant à l'histoire coloniale, à la vie coloniale qu'à la mentalité coloniale en épousant implicitement ou explicitement tous les traits de l'idéologie colonialiste. 

Le propre du film colonial est de naturaliser la Colonie (dans son sens générique), avec ses indigènes, ses paysages, des bêtes sauvages et ses répartitions immuables entres espèces humaines – le colon blanc tout en haut, celui dont les actions et aventures se situent au centre de la narration, et les différentes variétés de subalternes, de serviteurs, de rebelles ou de hors-la-loi (blanche) répartis à différents échelons en dessous de lui. 

Le film colonial est un genre privé de son nom qui s'associe au destin colonial et impérial du Nord global, celui de l'Europe d'abord (la France venant ici largement en tête), avant qu'Hollywood prenne le relais et propose les productions les plus somptueuses et somptuaires. Il exerce ses effets sur un mode subreptice d'autant plus efficace que nous avons affaire ici à un cinéma par excellence populaire, un cinéma de délassement, avec ses aventures palpitantes, ses paysages grandioses, ses passions romantiques, ses stars déguisées en colons ou en explorateurs intrépides. Ce n'est pas un cinéma qui exalte une cause, comme font certains films de guerre, mais plutôt un genre inépuisable qui, avec le divertissement, fait constamment passer en douceur la musique insidieuse de la colonisation et du colonialisme, bien au-delà de la fin supposée de l'époque coloniale. 

Enfin, et ce n'est pas le point le moins important, c'est un cinéma qui constamment transfigure et rend méconnaissable la violence coloniale – les innombrables massacres coloniaux y sont régulièrement rapportés en toute candeur comme des actions d'éclat au service de la lutte contre une forme de sauvagerie ou une autre, pour la promotion de la seule forme de culture qui vaille, la civilisation blanche.

 

A l’origine de cette recherche…

J'ai commencé cette recherche sur le « film colonial » en n'étant pas du tout assuré de la pertinence de cette notion même, juste sous le coup d'une intuition – celle de l'existence flottante d'un genre cinématographique spectral, éludé, dénié. Pas de corpus, pas de plan de travail, pas de synopsis, juste cette piste, suggérée par le visionnage de films « exotiques », films d'aventures, d'exploration, de conquête, films de guerre, drames romantiques, films de chasse (etc.) ayant pour cadre des espaces autres, extra-européens, et qui se trouvent appartenir au monde colonial. 

Un tel projet se développe en suivant une piste, étape par étape, par accumulation, par association – un film en appelle un autre qui renvoie à un autre, etc. La recherche est une exploration elle-même, et aussi une enquête... C'est ainsi que, d'un même mouvement, se dessinent les contours d'un corpus - ce qu'il inclut et ce qu'il exclut.

Ici, c'est en voyant toujours plus de films dont je pressentais que, de près ou de loin, ils s'apparentaient à mon problème (davantage que mon sujet, à proprement parler, lequel demeurait relativement indéfini) que je me suis convaincu que la notion de film colonial était opératoire, à condition de l'entendre comme un moyen de combat plutôt que comme une catégorie statique entrant dans une taxinomie au côté d'autres genres établis – la comédie musicale, le drame policier, le film d'aventure, le road movie, le western, le péplum, etc.

 

Les propriétés du film colonial

Au contraire, la propriété du film colonial est de faire trembler les cloisons qui séparent ces genres, de rendre des frontières supposées distinctes poreuses, de compliquer les classifications dont l'autorité est établie par l'usage – ainsi, le western, comme le film d'aventure s'avèrent plus souvent qu'on ne l'imagine être un film colonial qui s'ignore où se cache.

Le propre de cette catégorie est de produire un trouble et des déplacements dans le tableau des films classés et répartis en genres plus ou moins clairement distingués. L'irruption de la catégorie de film colonial produit des conséquences en série inattendues – elle encourage à changer les termes de la conversation à propos de pans entiers de l'histoire du cinéma, en incitant le critique ou le spectateur à envisager toutes sortes de films, incluant des classiques célébrés, sous un autre angle, radicalement différent.

Il s'agit aussi, en mettant ces concepts au travail, de débusquer les récits et les intrigues qui soutiennent implicitement et subrepticement les films coloniaux – d'où l'accent porté dans cette recherche sur l'enjeu des massacres coloniaux et de l'art qui se déploie dans ces films, non seulement de les excuser, mais de les magnifier.

Il s'agit bien de tenter de percer à jour le secret du film colonial : l'inconcevable alliance du rêve et du crime qui en constitue la trame la plus solide, la plus constante. Ce n'est qu'une fois que ce travail de recherche et d'écriture touchait à son terme que j'en ai saisi, si l'on veut, l'objet réel : une exploration à travers le cinéma de l'inconscient blanc de la modernité démocratique occidentale.

Sommaire

 

Avant-propos/Introduction

Qu’est-ce qu’un film colonial ?

  • Filmographie sommaire

Raconter l'Histoire à l'envers – les massacres coloniaux dans le cinéma occidental

  • Avertissement
  • Digression 1 – Khartoum (Basil Dearden, 1966)
  • Digression 2 – Les quatre plumes blanches (Zoltan Kordan, 1939)
  • Digression 3 – The Naked Prey (Cornel Wilde, 1965)
  • Digression 4 – Major Dundee (Sam Pekinpah, 1965)
  • Digression 5 – Soldier Blue (Ralph Nelson, 1970)
  • Digression 6 – Élise ou la vraie vie (Michel Drach, 1970)
  • Digression 7 – L'ennemi intime (Florent-Emilio Sir, 2007)
  • Digression 8 – The Sand Peebles (La Canonnière du Yang Tsé) (Robert Wise, 1966)
  • Digression 9 – Zulu (Cy Enflield, 1964) et Zulu Dawn (Douglas Hicock, 1979)
  • Digression 10 – La légion saute sur Kolwezi (Roland Coutard, 1980)
  • Filmographie massacres coloniaux

Notes éparses sur l'inconscient blanc de la démocratie occidentale
Les corps asiatiques dans le cinéma occidental

  • Filmographie sélective