L'islam des musées. La mise en scène de l'islam dans les politiques culturelles françaises.
Par Diletta Guidi
Diletta Guidi est maître-assistante au département des sciences sociales à l’Université de Fribourg (Suisse). Elle donne aussi des formations sur le racisme, sur l’interculturalité et sur la diversité religieuse dans différentes institutions publiques et privées. Ses recherches portent sur les liens entre art, religion et politique. Elle s’intéresse à la représentation de l’altérité, en particulier à la construction de l’image de la minorité musulmane en Europe. Elle présente, ici, L’islam des musées. La mise en scène de l’islam dans les politiques culturelles françaises (Seismo, 2021), un ouvrage issu de sa recherche doctorale qui a reçu, en 2019, le prix Vigener pour la meilleure thèse de la Faculté des lettres de Fribourg. Elle y analyse la mise en scène de l’islam dans les politiques publiques françaises à travers le cas des musées.
Barbare, violent, radical, obscurantiste, dangereux… voici quelques-uns des adjectifs associés à l’islam dans les débats contemporains.
Dans un contexte médiatique où la communauté musulmane tout entière est continuellement associée à la réalité marginale du terrorisme de matrice islamiste, le milieu de l’art semble échapper à cette « équation occidentale ».
Lorsque c’est l’art qui est islamique tout semble changer ; les références deviennent soudainement positives. L’art islamique renvoie généralement au raffinement esthétique, au progrès scientifique et à la cohabitation pacifique entre cultures en offrant une image acceptable à l’islam et, par extension, des musulmans auxquels il (à tort ou pas) renvoie.
C’est à l’étude de cette « image acceptable » de l’islam, à la reconstitution de son histoire et à l’analyse de son usage qu’est consacré mon ouvrage.
Les musées français conservent d’importantes collections d’art islamique. Elles sont le résultat de dons d’amateurs et des legs de collectionneurs, mais aussi de la colonisation française en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. C’est pourquoi, comme point de départ de mon enquête, j’ai choisi de commencer par les Expositions coloniales des XIX-XXe siècles. J’ai reconstruit la présence de l’islam dans ces foires en montrant que l’autre musulman y était exposé de manière caricaturale. Au début, les types de l’Oriental oisif et de l’odalisque lascive prédominaient. Incapables de prendre soin de leurs territoires et de leurs biens, ces représentations d’hommes démunis et de femmes soumises justifiaient l’impérialisme d’une France salvatrice. Au fil du temps, ce traitement de l’altérité a changé de forme sans abandonner sa matrice stéréotypée au service de la nation. L’Oriental fainéant est devenu l’Arabe désœuvré qui, progressivement, a pris les traits de l’indigène discipliné et fidèle à la France au moment des indépendances et des premières vagues migratoires vers l’Hexagone.
La fin des Expositions coloniales n’a pas marqué celle de la mise en scène de l’autre oriental, arabe, maghrébin et, aujourd’hui, musulman, et de ses liens avec le politique.
L’ouvrage continue donc avec une visite guidée des principaux musées d’art islamique. Ce « tour du monde » propose des arrêts à Doha, Berlin et à la Chaux-de-Fonds, pour se conclure avec l’histoire de deux institutions culturelles parisiennes : le musée du Louvre et l’Institut du monde arabe, auxquelles est consacrée la partie centrale de ce livre. Si j’ai choisi ces deux institutions c’est qu’elles sont représentatives des deux principaux « régimes d’exposition » de l’altérité islamique en France.
Au département des Arts de l’Islam du Louvre c’est un Islam avec un « I » majuscule, entendu comme culturel, vidé des traces de religieux, qui est proposé au public. Sécularisé, cet Islam est valorisé pour ses qualités esthétiques et ses liens avec l’histoire occidentale, en particulier française. Les emprunts de l’art islamique à l’art gréco-romain sont soulignés, et non l’inverse, aucune mention n’est faite par exemple des peintres européens qui ont voyagé en Afrique du Nord en s’inspirant du style local. La muséographie insiste sur la période d’Al-Andalus – pendant laquelle l’Espagne était musulmane, décrite comme un moment faste pour les relations interreligieuses. C’est une image positive de l’islam qui est offerte aux visiteurs. Mais cet « Islam des Lumières », compatible avec les valeurs françaises, est décliné au passé, révolu.
La muséographie, qu’une employée du Louvre décrit comme « laïque », présente un souvenir de l’islam. Cela produit volens nolens (car ce n’est pas l’objectif des équipes) une nostalgie chez le public, qui compare cet islam passé (comme il était et sensé être ?) avec l’islam contemporain (comme il est et sensé ne pas être ?).
L’IMA, de son côté, propose un islam avec un « i » minuscule, à la fois culturel et religieux, passé et contemporain, de France et d’ailleurs. À travers la muséographie et les expositions temporaires se décline toutefois un islam toujours modéré. Spirituel plus que religieux, l’autre est mis en scène à travers des thèmes comme le féminisme, l’économie, etc., qui en fabriquent une image libérale, compatible avec la ligne du gouvernement.
Alors que le gros de l’ouvrage est consacré aux salles des musées et à leur analyse, la dernière partie s’attache à montrer que la mise en scène est le reflet de politiques publiques locales, nationales et internationales. C’est ici que l’histoire coloniale, laïque et diplomatique de la France sont étudiées et deviennent un éclairage des politiques des musées.
Dans le dernier volet du livre j’imagine le musée idéal. Mes échanges avec le personnel des musées (des gardiens à la direction) m’ont permis de mieux saisir les logiques muséales pour en nuancer les dérives. Les équipes sont souvent prises dans des tensions institutionnelles qui leur empêchent de changer la « ligne » du musée, d’en corriger les lacunes dont elles sont pourtant conscientes. Ces silences sont reportés en conclusion d’ouvrage comme autant de vœux pour le musée islamique du futur. Le plus important des silences à combler étant la place accordée aux personnes concernées et l’espoir que les musulman.e.s puissent un jour participer activement à leur propre mise en scène.