Marseille, la Provence et l’Indochine
par Nguyen Phuong Ngoc
L’ouvrage Marseille, la Provence et l’Indochine. Une histoire humaine à l’époque coloniale, a été publié en janvier 2023 aux éditions Les Indes savantes. Son auteur, Alain Ruscio, historien spécialiste de l’Indochine, y retrace les liens tissés entre Marseille, la région Provence et les anciennes colonies françaises d’Indochine à travers les échanges de populations qui y sont survenus. Nguyen Phuong Ngoc, directrice de l’Institut de Recherches Asiatiques, Université Aix-Marseille, maître de conférences, habilitée à diriger des recherches en langue et civilisation vietnamiennes, préface ce travail en recontextualisant la recherche menée et en déroulant sa structure.
Pour un touriste qui découvre la ville, Marseille est une grande métropole cosmopolite. En attestent ses quartiers colorés et ses cuisines du monde. Les restaurants asiatiques – enseignes généralistes ou affichant spécialités chinoises, japonaises, vietnamiennes, thaïlandaises, ou encore cambodgiennes et laotiennes – font partie intégrante du paysage urbain et contribuent à donner de la ville une image internationale et dynamique. Certainement il ne songe pas qu’avant de devenir comme elle est désormais, Marseille était une ville coloniale. Mieux encore, une capitale coloniale, bien avant Paris et les grands ports du nord.
Ce temps n’est pourtant pas si éloigné du nôtre. Le vocable colonial désigne ici une réalité historique qui a existé et qui continue à exister, objectivement, dans notre société contemporaine. Concernant le Viet Nam en particulier, puisque je ne me sens autorisée pour parler que du Viet Nam, la colonisation française fait partie intégrante de son histoire qui était certes sombre, mais avec des lumières qui ont amené le peuple vietnamien vers son indépendance. Pour comprendre cette époque, les archives nous sont précieuses, archives publiques produites par les administrations, mais aussi archives privées qui peuvent être encore conservées.
L’ouvrage auquel s’est attelé Alain Ruscio est nécessaire et salutaire. Il s’intéresse, non pas aux institutions, mais aux êtres humains qui ont participé à cette colonisation, les uns habitent en Provence et à Marseille, les autres en Indochine qui comptait le Cambodge, le Laos, et les trois pays annamites (une colonie, la Cochinchine, et deux protectorats, l’Annam et le Tonkin). Les liens humains à l’ère coloniale sont bien l’objet de ce livre. Il s’agit des Provençaux qui ont fait leur vie ou leur carrière en Indochine, mais aussi des Indochinois qui ont fait un passage en Provence et dont les traces sont parfois encore visibles. Leur histoire est effectivement longue, depuis le début de la colonisation jusqu’à nos jours.
Le plan de l’ouvrage traduit bien les différentes étapes de ces relations complexes. Au temps des certitudes coloniales, quand des voix marseillaises exprimaient avec force l’importance des colonies pour la France, on organisait des Expositions où les visiteurs pouvaient faire le tour de l’Empire et admirer notamment des monuments de l’Indochine, mais aussi des spectacles de musiques et de danses traditionnelles. Je tiens à ajouter que ces expositions ne laissent d’ailleurs pas indifférents les Indochinois eux-mêmes. En 1906, Nguyen Van Vinh a saisi l’importance de la presse dans une société moderne, le journal Le Petit Marseillais ayant son pavillon dans l’Exposition. La même année, Chan Trọng Kim – qui sera connu comme historien, puis premier ministre du Viet Nam en avril 1945 –, s’est fait engager comme artisan incrusteur pour venir à Marseille avant de rester faire des études en France. C’est un aspect qui mérite d’être mieux connu, en exploitant notamment des sources en vietnamien.
Alain Ruscio propose ensuite quelques portraits de Provençaux qui sont, dans l’ordre de leur présence en Indochine, missionnaires (Alexandre de Rhodes qui a publié le premier dictionnaire du vietnamien en 1651 au Vatican, est d’Avignon), hauts fonctionnaires (nombreux, dont Camille Pelletan qui a son avenue près de la Porte d’Aix à Marseille), des militaires (moins nombreux, dont le général Théophile Pennequin, penseur d’une Armée jaune), un aventurier (qui s’est autoproclamé roi des Sedangs), ainsi que plusieurs érudits, scientifiques et médecins, écrivains et journalistes, mais aussi artistes. Je ne peux pas les citer tous, mais nombreux sont ceux qui ont fait avancer la connaissance de l’Indochine, comme le père Léopold Cadière, Aixois et « le plus grand vietnamologue de tous les temps » selon l’anthropologue Georges Condominas, l’officier Auguste Bonifacy, originaire de Valréas, qui a écrit notamment sur des populations montagnardes du nord Vietnam. D’autres firent connaître l’Indochine en France par leur œuvre artistique, mais aussi en encourageant des artistes vietnamiens dont les premiers diplômés de l’École des Beaux-Arts à Hanoi, dans la voie de la création : c’est Joseph Inguimberty dont des toiles ont été exposées il y a quelques années au musée Regards de Provence, mais aussi Alix Aymé qui a travaillé la laque, devenue un médium original de l’art contemporain vietnamien.
Les chapitres suivants montrent l’évolution des relations entre la Provence et l’Indochine sur environ d’un siècle. Effet pervers de la colonisation, l’opium accompagnait les marins et les coloniaux dans leur retour en France ; des lieux où on fumait ne manquent pas, notamment à Toulon, grand port militaire. Mais le plus important est que la colonisation a amené en France des Indochinois, de passage à Marseille ou en Provence à différents moments de la colonisation, dont certains se sont finalement établis dans la région, au gré des événements collectifs et de leur trajectoire individuelle. En Provence même, des hommes et des femmes luttaient pour les peuples colonisés. Le communiste Gabriel Péri, plus connu comme résistant (sa place est en face du Vieux Port), dénonçait dans la presse la colonisation en Indochine et est parti en 1934, en tant que député, étudier la situation de la Cochinchine (qui était une colonie, alors que l’accès aux protectorats Annam et Tonkin lui fut refusé). Plus tard, des dockers et des marins participaient directement à la lutte contre la guerre d’Indochine, puis contre la guerre du Viet Nam. Cette lutte, le cinéaste marseillais Paul Carpita la mit en scène dans son film Le Rendez-vous des quais, censuré pendant des années, puis restauré et mis à l’honneur.
Dans le dernier chapitre, Alain Ruscio s’intéresse aux traces encore visibles dans les paysages marseillais et provençal. L’Indochine est omniprésente : Nice a un parc d’Indochine, Aix une avenue près de l’hôpital. Les hommages sont nombreux aux combattants de la guerre d’Indochine (rues, ronds-points, stèles). Certains sont cependant adressés aux Indochinois, comme ce monument au cimetière Saint-Pierre à Aix érigé en 1926 à la mémoire des « Indochinois morts au service de la France pendant la Grande guerre ». À Fréjus on peut visiter la plus ancienne pagode bouddhiste de France et d’Europe, édifiée en 1917 à l’initiative de deux officiers qui avaient commandé en Indochine, le capitaine Delayen et le colonel Lame. À La Londe-les Maures sur la côte d’Azur, il existe une promenade des Annamites en souvenir de ceux qui y ont travaillé et ont construit le tramway. Quant aux Cambodgiens et Laotiens, ils sont représentés depuis 1927 en sculptures sur le monumental escalier descendant de la gare St Charles vers la Canebière.
Pour un Marseillais ou un Provençal, notamment né après l’an 2000, la présence de l’histoire coloniale dans sa ville et dans sa région est sûrement moins visible que pour un visiteur épris d’Histoire.
Mais notre présence est intimement liée à notre passé. Marseille était le lieu d’où partaient les coloniaux et où arrivaient en premier les colonisés. C’était le lieu où des gens, des marchandises, des idées, des plantes aussi, se croisaient. Des plantes de café Bourbon ont été ainsi envoyées de la Réunion, via Marseille, pour l’Indochine où Alexandre Yersin (qui a isolé le bacille de la peste) et la famille Faraut ont réussi à faire pousser les caféiers maintenant centenaires. Le café est devenu au Viet Nam une boisson nationale et le pays est désormais un des plus grands producteurs mondiaux, après le Brésil. Dans l’autre sens, pendant la Seconde Guerre mondiale, le riz s’est acclimaté en Camargue grâce aux travailleurs vietnamiens, paysans riziculteurs avant tout. Arles leur rend hommage, comme on se souvient encore à St Chamas de ces mille Vietnamiens qui ont travaillé dans la poudrerie de la ville.
J’aimerais ajouter, pour nourrir la conversation, que Marseille et la Provence sont liés de différentes manières à l’ancienne Indochine. Je veux parler de l’Exposition coloniale de 1906. L’Exposition de 1922 fut un autre événement où un certain Nguyen Ai Quoc (futur Ho Chi Minh) se fit connaître par sa pièce de théâtre Le Dragon de bambou tournant en ridicule l’Empereur d’Annam, venu en France comme invité d’honneur. À cette exposition était présent également Phạm Quynh qui envoyait ses récits à la revue Nam Phong, permettant ainsi à un large public vietnamien d’avoir quelques images de la France, bien avant l’arrivée de la radio et de la télévision. En 1927 à Aix s’est tenu le premier congrès des étudiants indochinois réclamant plus de droits pour leurs pays ; ils ont été priés de se taire, mais on connaît la suite. Dans un autre domaine, l’Institut colonial et le Musée colonial (dont une partie des collections est conservée à Aix Marseille Université) peut maintenant être d’une grande utilité pour les recherches et le développement du Vietnam, Laos et Cambodge.
Enfin, des Indochinois ont vécu l’expérience marseillaise et provençale dans leur chair. Des couples mixtes se formaient, notamment après l’arrivée des 90.000 soldats et ouvriers militaires indochinois lors de la Grande guerre, puis des 20.000 travailleurs lors de la Seconde Guerre mondiale. Le roman La Belle d’Occident, publié par Mme Huynh Thị Bao Hoa à Saigon en 1927 et traduit en français en 2020, parle de l’un de ces couples dont la femme est partie de Marseille pour découvrir la réalité coloniale en Indochine. Pour la Seconde guerre, on peut parler de ce père de famille qui a enchaîné les heures supplémentaires pour subvenir aux besoins des sept enfants et dont on espère que le récit de vie, comme celui d’autres inconnus, sera un jour racontée.
Pour ne pas oublier que la France et l’Indochine, comme les Provençaux et les Indochinois dont il est question ici, entretenaient et entretiennent encore des relations riches et complexes.
SOMMAIRE
Chapitre I. L’ère des certitudes coloniales
- Marseille, porte ouverte vers l’outre-mer colonial
- Aux deux extrémités du continent eurasiatique
- Un siècle d’expéditions militaires
- Entre colons, un lieu de convivialité
- Vie provençale et monde colonial
- La Société de Géographie
- Les Instituts coloniaux
- Marseille, ville-phare de la médecine coloniale
- Hôtel du Service colonial
- Entre colons, un lieu de convivialité
Chapitre II. Les Expositions coloniales : autosatisfaction et spectacles
- Marseille : 2 – Paris : 0
- Le tour du monde (et donc de l’Indochine) au parc Chanot
- Les indigènes : des femmes et des hommes en représentation (s)
- L’envers du décor
- Permanence des initiatives du lobby colonial provençal
Chapitre III. Quelques Provençaux et l’Indochine
- Missionnaires et hommes d’Église
- Hommes politiques et hauts fonctionnaires
- Militaires
- Un aventurier inclassable : David de Mayrena
- Érudits, scientifiques et médecins
- Écrivains et journalistes
- Artistes et créateurs
Chapitre IV. Opium et Opiomanes en Provence
- Un effet pervers de la colonisation
- Campagnes de presse et répression
- Un changement de nature
Chapitre V. Des Indochinois en Provence aux Indochinois de Provence
- Une première historique : l’ambassade de Phan Thanh Gian (1863)
- Avant 1914
- La Grande Guerre
- Deux patriotes vietnamiens, Marseillais de circonstance : Phan Chau Trinh et Nguyen Ai Quoc (Ho Chi Minh)
- L’entre-deux-guerres
- Une politisation rapide et radicale
- Un souverain annamite… et cannois : Bao Dai
- Un Vietnamien, officier supérieur de l’armée française, en retraite à Nice
- Les Travailleurs indochinois de la Seconde Guerre mondiale
- Raymond Aubrac et Mazargues
- Un bouillonnement indépendantiste (1944-1946)
- Ho Chi Minh en France : dernier meeting, derniers instants (Marseille-Toulon, septembre 1946)
- Durant la guerre d’Indochine (1946-1954)
- La post-indépendance
Chapitre VI. Une Provence anticolonialiste
- À l’ère coloniale, une lutte multiforme
- Un Provençal communiste en terre vietnamienne : Gabriel Péri (1934)
- La Provence à l’avant-garde de la lutte des dockers et des marins contre la guerre d’Indochine
- Une répression puissante et efficace
- Toulon et les origines de l’affaire Henri Martin
- Lors de la guerre américaine
Chapitre VII. Traces visibles dans les paysages d’aujourd’hui
- Marseille
- Fréjus
- Toulon
- Aix-en-Provence
- Martigues
- Aubagne
- Hyères
- Istres
- La mémoire des Vietnamiens requis
- Édifices religieux