« Outre-mer, la colonisation française »
Par Jean-François Hoarau
Jean-François Hoarau est professeur de sciences économiques à l’université de La Réunion et membre du Centre d’Economie et de Management de l’Océan Indien (CEMOI). Spécialisé en macroéconomie internationale et du développement, ses travaux sont tournés vers l’empirisme et l’économétrie appliquée. Ils se consacrent particulièrement aux petites économies insulaires dont les territoires ultramarins français. Il publie deux ouvrages en 2016 chez L’Harmattan, Les petites économies insulaires. Nouveaux regards conceptuels et méthodologiques en collaboration avec Valérie Angeon et Spécialisation touristique et vulnérabilité. Réalités et enjeux pour le développement soutenable des petits territoires insulaires. L’auteur s’intéresse, ici, à l’impact des procédés institutionnels hérités de l’époque coloniale. Seul un fort engagement politique peut permettre une réelle avancée sur l’organisation structurelle économique et sociale qui est encore largement affectée par les rouages institutionnels de l’exploitation coloniale. Cette tribune a été publiée dans une version longue dans le journal Le Monde le 7 mai 2023.
Plus de 75 ans après leur décolonisation, les espaces ultramarins français sont toujours marqués par de profondes inégalités dans la double dimension externe et interne. La persistance de ces dysfonctionnements repose en partie sur un passé lointain, celui de la colonisation française et des institutions « extractives », à la fois politiques, économiques et sociales, instaurées, jadis, dans le cadre d’une stratégie d’exploitation coloniale. Aussi, pour lutter efficacement contre les inégalités en Outre-Mer, il faut en priorité s’attaquer aux mécanismes institutionnels hérités du colonialisme qui structurent, encore aujourd’hui, l’organisation économique et sociale de ces sociétés.
Aujourd’hui encore, la plupart des observateurs se désintéressent du rôle majeur joué par l’histoire dans la persistance des inégalités socioéconomiques en Outre-Mer. Or, celle-ci est déterminante dans le sens où les écarts présents de développement peuvent s’expliquer (en partie) par les situations d’inégalités du passé, lesquelles se reproduisent à travers les âges sous l’effet des institutions (règles, conventions, normes de comportement qui structurent les relations entre agents économiques).
Pour les Outre-Mer, ce passé est essentiellement celui de la colonisation française qui a laissé une empreinte durable et des séquelles profondes. Pour s’en convaincre, il faut s’intéresser au mode de colonisation adopté, essentiellement extractif (économies de plantation ou d’extraction de ressources naturelles) par opposition au mode du peuplement, dont certains effets subsistent, parfois « timidement » atténués, parfois renforcés par les choix de décolonisation implémentés après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette stratégie coloniale s’est appuyée sur un système légal, beaucoup plus favorable aux colons, construit autour d’institutions politiques, économiques et sociales, dont les répercussions résonnent encore après plus de 75 ans de décolonisation.
Premièrement, l’application du droit colonial (Code Noir jusqu’en 1848 dans l’Atlantique et l’océan Indien, Régime de l’Indigénat jusqu’en 1946 en Nouvelle-Calédonie, ou encore les contrats d’engagement jusqu’à la fin du XIXe siècle), a constitué un choc initial extrême dans la distribution des dotations au sein de ces espaces. La manifestation la plus visible est la répartition des droits de propriété sur le capital foncier dans des sociétés à l’origine profondément rurale. Indépendamment du territoire, l’objectif a toujours été le même : mettre en place un modèle de développement d’exploitation de grands domaines agricoles et miniers au bénéfice de la tutelle métropolitaine et d’une minorité locale « essentiellement blanche », associé à un système de taxes imposant de fait les revenus faibles à un taux plus élevé que les revenus importants (taxes sur les biens de consommation importés, droits indirects, capitation…). La fin des temps coloniaux n’a pas fait disparaître pour autant l’influence des grands propriétaires terriens. Dans le cadre de fonctionnements institutionnels hérités des temps coloniaux, ces derniers ont très souvent réussi à imposer, aux autorités publiques locales, nationales et même européennes, leurs modes de production, leur modèle agricole et leurs stratégies de diversification (vente du foncier colonial pour des activités plus lucratives comme l’import-distribution, l’industrie, l’immobilier et le tourisme).
Deuxièmement, le traitement juridique des Outre-Mer dans l’histoire coloniale et contemporaine a façonné les bases d’une « citoyenneté minorée », vecteur d’inégalités dans l’accès à certains droits fondamentaux. Il n’est pas surprenant qu’avant 1946 le principe de spécialité juridique coloniale qui régissait les colonies françaises ait produit de profondes inégalités en défaveur des populations dominées. La situation de citoyen de « seconde zone » réservée aux ultramarins après 1946 est plus difficile à comprendre, surtout pour les Départements et Régions d’Outre-Mer qui avaient opté pour l’identité et l’assimilation législative à travers le statut politique de la départementalisation. En effet, l’État et ses administrations se sont longtemps réfugiés derrière le principe d’exceptionnalité de l’article 73 de la Constitution pour y retarder notamment l’application de la législation sociale sous l’influence de la « plantocratie » locale. Il faudra attendre la fin des années 2000 pour que l’égalité des droits sociaux ne devienne une réalité pour ces territoires, même si certaines différences (importantes pour Mayotte) existent toujours.
Troisièmement, le travail forcé ou quasi forcé (esclavagisme, engagisme, colonat partiaire, indigénat, déportation de prisonniers) a pendant longtemps fixé le cadre de détermination des règles sur le marché du travail, faisant du salariat libre une norme assez récente dans ces espaces. Son effet le plus puissant et le plus persistant s’exerce au niveau de la formation du capital culturel et des « habitus », entendus comme la formation d'un inconscient individuel et collectif au cours du processus de socialisation consistant à intérioriser la situation d’inégalité sociale. Les rapports sociaux de production instaurés dans les sociétés coloniales, renforcés par une école très hiérarchisée et légitimant les différences sociales et raciales, sont au fondement de cette intériorisation. Ces sociétés étaient largement intégrées verticalement, s’appuyant sur un jeu d’obligations réciproques entre propriétaires et travailleurs, les premiers assurant les moyens de survie des seconds, les seconds assurant la prospérité économique des premiers en leur offrant leur force de travail. L’habitus, construit dans ce cadre paternaliste a été tellement structurant qu’il va continuer à exercer son influence même après la disparition du monde colonial, se transmettant de générations en générations sous la forme implicite d’un « destin de dépendance » : la dépendance à la grande propriété sera simplement remplacée par une dépendance aux transferts publics et à un régime d’assistance porté par l’Etat puis par les élus locaux.
Dernièrement, le « Pacte colonial » a laissé des traces indélébiles dans la structure productive et d’exportation des économies ultramarines. Celui-ci s’est construit autour d’une logique d’extraction pure de richesse. C’est d’abord le système de la double exclusivité : produire et exporter vers la métropole (et uniquement vers la métropole) les matières premières indispensables au fonctionnement des industries et/ou recherchées par les consommateurs du continent, et servir de débouchés « privilégiés » pour les produits manufacturés métropolitains (interdiction de produire et de se fournir ailleurs). C’est aussi le privilège du pavillon, en l’occurrence le monopole français sur le transport maritime. Cette logique de « l’exclusivité », renforcée par un cadre juridique longtemps défavorable à la coopération régionale et à la diplomatie territoriale, sera reconduite dans la période postcoloniale, enfermant durablement les Outre-Mer dans un système de commerce basé sur les inégalités et la dépendance (1) à un partenaire lointain (la France hexagonale et plus généralement l’Europe) au détriment de la coopération régionale, (2) aux exportations de produits (quasi) primaires, (3) aux importations de produits manufacturés et de biens alimentaires étant donné le blocage de l’industrie locale (hors industrie sucrière et extractive), et (4) à un secteur de l’import-distribution puissant et très concentré, détenu majoritairement par la grande bourgeoisie locale.
Pourtant, s’attaquer à ces institutions coloniales pourrait permettre (en partie) de surmonter les inégalités au sein de ces territoires et entre ces territoires et l’ensemble national. La littérature récente montre clairement que les décisions contemporaines peuvent changer le cours de l’histoire à bien des égards. Si des évènements passés comme l’esclavage, l’engagisme ou l’indigénat, continuent de produire des effets, c’est bien évidemment parce que leur violence institutionnelle a été telle qu’il faudrait un choc au moins aussi puissant pour contenir l’onde de choc toujours en mouvement. Mais pour cela, il faudrait une vraie volonté politique, à la fois aux niveaux local et national, prête à regarder en face ce passé si douloureux, non pas pour désigner des coupables (qui sont morts depuis longtemps), non pas pour faire acte de repentance (bien que légitime sur le plan symbolique), mais pour identifier et démanteler les mécanismes institutionnels, hérités des temps coloniaux, qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui.