Palimpsestes africains. Primitivisme littéraire et avant-gardes (Paris, 1901-1924)
Jehanne Denogent
Jehanne Denogent est docteure de l’Université de Lausanne. Son premier ouvrage Palimpsestes africains. Primitivisme littéraire et avant-gardes (Paris, 1901-1924) (Les Presses du réel, 2024) est issu de sa thèse de doctorat, lauréate du prix Florie Pingoud en 2023. Cet ouvrage remet en contexte les pratiques et les réflexions autours des cultures africaines des avant-gardes artistiques européennes. En se concentrant sur des écrivains francophones comme Guillaume Apollinaire ou encore Jean Cocteau (mais aussi des artistes présents en France), l’autrice parvient à repenser la notion de primitivisme et à analyser les biais coloniaux des représentations des cultures africaines et des arts dits « nègres ». Cette semaine, pour le Groupe de recherche Achac, l’autrice présente en exclusivité (à travers ce texte inédit) son ouvrage dont la sortie est prévue prochainement.
Alors que la question du primitivisme a fait l’objet de nombreuses contributions en histoire de l’art, l’intérêt des écrivains d’avant-garde pour les cultures extra-occidentales est peu connu. Ils sont pourtant nombreux, à la même époque, à s’intéresser aux arts dits « nègres ». Cet ouvrage s’attache à éclairer un faisceau de pratiques et de réflexions que les avant-gardes historiques ont associées aux cultures africaines, mettant ainsi en évidence le rôle du référent africain dans le développement de la modernité littéraire en France. Le premier quart du xxe siècle est marqué en effet par la diffusion d’une culture coloniale en Europe qui affecte aussi le champ littéraire. Comme leurs amis artistes, les écrivain·e·s sont fasciné·e·s par ces cultures qui apparaissent en Europe par le biais de la colonisation.
Le terme de primitivisme renvoie en effet au contexte politique et intellectuel du tournant du siècle ; le projet ethnologique implique alors d’organiser les cultures, manifestations plurielles de l’espèce humaine suivant un continuum allant du plus « primitif » au plus « civilisé ». Ce modèle d’appréhension et de classification des peuples a servi à créer les preuves scientifiques d’une infériorité raciale et à justifier la domination coloniale. Si cet essai maintient la notion de primitivisme, ce n’est pas pour louer le pouvoir d’absorption du système art-culture européen, mais parce qu’en tant qu’outil critique elle permet une relecture de l’histoire littéraire sans omettre un contexte de domination. L’étude du primitivisme en littérature n’appelle ni à une célébration ni à une condamnation, mais à un examen historique précis et critique.
L’analyse des écrits d’une quinzaine d’écrivain·e·s gravitant autour de Paris révèle la présence d’un moment africain des avant-gardes littéraires francophones. Ces textes de genres variés (poésie, roman, essai, article, conférence, édition, etc.) ne sont pas confidentiels et certains sont même emblématiques de la modernité, à l’instar du poème « Zone » d’Apollinaire. Mais les lire sous le prisme du primitivisme permet de mettre en lumière un puissant mouvement de fond, peu exploré par les études littéraires, qui embrasse l’art comme la littérature. De Guillaume Apollinaire à F. T. Marinetti, en passant par André Salmon, Franz Hellens, Valentine de Saint-Point ou Jean Cocteau, les avant-gardes ont été saisies par la découverte de sculptures, de musique et de littérature africaines, ce dont attestent leurs propos comme leurs œuvres. Parmi elles, Tristan Tzara, Yvan Goll et Blaise Cendrars ont été parmi les premiers dans l’espace européen francophone à reconnaître l’existence d’une littérature africaine dans le folklore collecté et publié par les ethnologues. Tous trois se rendent en bibliothèque où ils copient de nombreux récits extra-occidentaux qu’ils rééditent ensuite dans une perspective littéraire. Ces démarches, comparables à la découverte et la valorisation des « arts premiers » par Picasso et d’autres, sont alors inédites et témoignent d’un système de circulation du savoir qui affecte aussi la littérature.
Le primitivisme littéraire ne touche toutefois pas seulement à la mise en valeur d’une littérature extra-occidentale, mais aussi aux écrits d’avant-garde eux-mêmes. Non seulement les écrivains commentent ces formes d’expression autres, mais ils s’en inspirent aussi dans leur propre pratique d’écriture, en mettant en scène des éléments supposés africains ou en travaillant une poétique. L’exemple africain suscite une réflexion sur la manière de signifier et de représenter, sur la matérialité du langage et sur ses modes de performance, au cœur du renouvellement opéré par les avant-gardes.
Aucun de ces écrivains, pourtant, ne s’est rendu sur le continent africain. L’Afrique, dans leurs écrits, est une construction textuelle, fabriquée à partir de sources multiples. À défaut de connaître le continent, ils s’inspirent de lectures scientifiques, mais aussi d’une culture populaire coloniale. La singularité du primitivisme littéraire tient à la diversité des représentations mobilisées, ainsi qu’à un faible degré de référentialité. Les écrivain·e·s d’avant-garde ne cherchent en effet pas à représenter une réalité africaine et se distinguent ainsi de la tradition de l’exotisme. De manière consciente, iels se réfèrent moins à l’Afrique géographique qu’à une matière discursive, affichant une réflexivité critique. Ce détachement face au réel africain et à leur propre pratique est caractéristique du primitivisme littéraire. Il nuance la compréhension que l’on peut avoir du rapport des avant-gardes au référent africain ; celles-ci n’expriment pas seulement un émerveillement naïf pour les arts extra-occidentaux, mais en transforment consciemment les formes et les significations.
Si le dernier chapitre seul traite d’un phénomène intertextuel à proprement dit, soit d’une « littérature au second degré », tout l’essai est orienté par l’idée que le primitivisme est une création textuelle, une Afrique palimpseste, dont il s’applique à dégager le processus de fabrication en plusieurs degrés. Se refusant à faire « le récit têtu d’un génie autosuffisant », selon les termes de Joshua Cohen, il ne considère pas les écrivains d’avant-garde comme les inventeurs de l’« art nègre », mais comme des médiateurs, dont le geste primitiviste a transformé l’histoire de la littérature francophone africaine autant que française.