Paris a débaptisé l’avenue Bugeaud
par le Groupe de recherche Achac
Lundi 14 octobre 2024, l’avenue Bugeaud, dans le 16e arrondissement de Paris, a été débaptisée après deux décennies de débats. Ce geste symbolique marque une étape clé dans la réévaluation de l'héritage colonial dans l'espace public, en opposant le parcours d'un gouverneur général d'Algérie, lié à des exactions et à des écrits racistes et antisémites, à l'hommage rendu à Hubert Germain, héros de la Résistance et compagnon de la Libération, symbole des valeurs républicaines. Ce changement s’intègre dans une ambition nationale de réexamen du nom des rues, places, parcs ou bâtiments publics, à l’appui d’outils tels que le recueil Portraits de France (2021), souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron, pour guider les choix des élus locaux. En tribune cette semaine, le Groupe de recherche Achac revient sur la cérémonie, conduite par Anne Hidalgo, maire de Paris, mais aussi sur le parcours de Thomas Robert Bugeaud et les perspectives offertes par des spécialistes de l’histoire coloniale algérienne : Benjamin Stora et Alain Ruscio.
Le 14 octobre 2024, l’avenue Bugeaud, baptisée en 1863, a changé de nom à Paris car Thomas Robert Bugeaud était non seulement lié à la répression à Paris de manifestations populaires mais aussi aux massacres de populations en Algérie lors de la conquête coloniale. Cela faisait une vingtaine d’années que cette odonymie – comme beaucoup d’autres – faisait débat. Ainsi à la mi-décembre 2023, le Conseil de Paris a décidé que l’avenue qui porte son nom, dans le 16e arrondissement, devait être débaptisée, et en juillet 2024 un vote a définitivement engagé le processus. Dès 2020, la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye avait estimé sur France Inter que l'on pouvait se poser la question de débaptiser l'avenue Bugeaud à Paris : « je crois qu'il faut avoir la sérénité de débaptiser l'avenue » avait-elle déclaré. En revanche, le conseiller mémoire du Président de la République, Bruno Roger-Petit, recommandait lui de ne pas « débaptiser l'avenue Bugeaud » mais plus de créer « un monument adressé à l'émir Abdelkader », sans doute en forme de compensation.
L’avenue portera désormais le nom d'Hubert Germain, un grand résistant, compagnon de la Libération.
Ces décisions de changement de noms de voies dans la capitale sont rares. En effet, depuis un quart de siècle, c’est seulement la cinquième fois que cela intervient après la rue Richepance, général esclavagiste, le square Willette, le collège Vincent d’Indy, la rue Alexis Carel… Le nom de Bugeaud fut « honoré » ailleurs en France (et parfois l’est toujours), à Lyon, Marseille (une école qui portait son nom et a été débaptisée), à Brest (où il existe une école maternelle publique), à Agen, Excideuil (dont il fut député et où une statue a été inaugurée en... 1999) ainsi qu’à Périgueux notamment.
Alain Ruscio rappelle que d’autres noms parisiens font référence à ceux qui firent la conquête de l’Algérie : « Camou (totalement oublié, mais l’un des massacreurs de la prise de la Zaatcha, en 1849), Damrémont, le duc d’Aumale, Changarnier, Lamoricière, de Négrier (immortalisé à son insu par la formule de Victor Hugo, dans « atrocités du général Négrier », Choses vues, 15 octobre 1852), et jusqu’à un homme qui occupa ensuite la magistrature suprême, le maréchal de Mac Mahon. » En outre, à Paris, Bugeaud a encore sa statue (signée par Charles Théodore Perron), sur la façade du Louvre dans l'aile Rohan-Rivoli, le long de la rue de Rivoli.
Pour ces monuments et noms qui « restent », il semble nécessaire que le travail de mémoire soit accompagné avec des plaques, des textes, des parcours pédagogiques pour que les Français (et touristes étrangers) connaissent le lien entre le présent et le passé de ceux que l’on honorait hier. En effet, s’ils ont servi à marquer les paysages de l’histoire des conquêtes coloniales notamment aux côtés des grands républicains de la IIIe République afin de l’inscrire dans les esprits, il est important que le recul nécessaire de l’esprit critique intervienne aujourd’hui.
La cérémonie du 14 octobre 2024 débaptisant l’avenue Bugeaud
Ainsi, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a expliqué à cette occasion (après avoir rendu hommage au travail des historiens et des associations) que le nom du maréchal Bugeaud n’avait plus sa place à Paris : « […] Au coin de nos rues, sur nos places, au détour d’un grand boulevard ou d’un rond-point mythique, nous nous interrogeons parfois sur l’histoire de nos figures historiques dont les noms recouvrent les iconiques plaques bleues parisiennes. Ces lettres blanches devraient toujours nous emplir de fierté et non pas nous condamner au malaise. Mais c’était malheureusement le cas de l’avenue du jour, alors que nous avons célébré le 25 août dernier les 80 ans de la libération de Paris. J’ai avec vous aujourd’hui l’honneur de renommer cette avenue l’avenue Hubert Germain. Beaucoup a été dit à l’instant sur ce Parisien illustre, ce grand héros de la Résistance, qui avait rejoint la France libre dès le mois de juin 1940… Cette décision n’était pas évidente, Hubert Germain, c’était évident. Mais faire en sorte que nous débattions cette avenue, cela n’était pas en soi une chose simple. Vous souhaitiez inscrire le nom de ce héros de la Résistance dans les lieux publics de ce bel arrondissement. Et désormais, c’est chose faite. Mais renommer cette avenue au nom d’Hubert Germain, c’est un geste fort qui réaffirme l’attachement de la ville de Paris aux valeurs républicaines et à la défense d’une mémoire dont chaque Parisienne, chaque Parisien peut être fier […]. » À propos de Bugeaud elle précisait : « Déjà à son époque, ses techniques inhumaines et ses agissements barbares suscitaient l’effroi. Ses actes et ses écrits étaient imprégnés de racisme et d’antisémitisme envers les Algériens. Et ils ont laissé des séquelles durables et honteuses. Or, vous le savez, la dénomination de nos espaces publics, de nos rues, n’a rien d’anodin. À travers chaque allée, chaque rue, chaque place, nous nommons, nous façonnons aussi notre modèle de valeurs et nos références. Décider de conserver ce nom dans un espace public était un choix de société. C’était en 1863. Ce choix avait été fait par le Second empire et nous affirmons aujourd’hui qu’il n’est plus le nôtre. Nous prenons aujourd’hui une autre décision collective, elle est importante, elle est démocratique. Elle est le fruit d’une mûre réflexion, le résultat d’un dialogue constant avec de très nombreuses personnalités, les associations mémorielles, des historiens que je veux remercier pour leur précieuse expertise. […] Après plusieurs années d’échanges, je suis vraiment très fière, très heureuse, très honorée que le Conseil de Paris ait entériné à l’unanimité, cette décision de changement de nom en juillet dernier. » Et de préciser qu'au musée Carnavalet, les plaques Bugeaud et Germain seront exposées côte à côte « afin d’éclairer l’Acte démocratique et l’acte de mémoire ».
Le parcours de Thomas Robert Bugeaud
Thomas Robert Bugeaud n’était en effet pas un simple général perdu dans le grand XIXe siècle. À l’époque déjà ses « techniques » de répression (contre les populations civiles notamment) faisaient débat et la critique sur ses exactions étaient nombreuses dans la société française. Il revendiquait et mettait en exergue sa « méthode » : « C’est peu de traverser les montagnes et de battre une ou deux fois les montagnards ; pour les réduire, il faut attaquer leurs intérêts. […] Il faut […] détruire les villages, couper les arbres fruitiers, arracher les récoltes, vider les silos, fouiller les ravins, les rochers et les grottes, saisir les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux et le mobilier. »Albert Camus rappelle que dans la culture populaire en Algérie son nom était à lui seul une terreur : « La femme du djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : “Tais-toi, voici venir Bouchou”. Bouchou, c’était Bugeaud. »
Le parcours de Bugeaud traverse toute la première moitié du XIXe siècle. Dans l’hexagone, en 1834, avant de servir en Algérie, il dirige la troupe contre les insurgés y compris ceux regroupés dans la rue Transnonain sur injonction d’Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur qui lui avait donné carte blanche le 13 avril : « Il faut tout tuer. Amis, pas de quartier, soyez impitoyables. » En 1848, il réprime l'insurrection de février à Paris et s’engage alors auprès de Louis Philippe à réduire à néant « cette canaille rebelle ». Il avait fait ses classes dans les guerres napoléoniennes (dès 1804), à Austerlitz, en Espagne, dans la campagne de Prusse et de Pologne. Sa « méthode », il l’élabore lors du second siège de Saragosse dans la lutte contre les « guérilleros ». Il rejoint, lors des Cent-Jours, le parti de Napoléon Ier qui l'envoie dans l'armée des Alpes, puis dans la bataille de l’Hôpital contre les Autrichiens. Il s’engage ensuite en politique et est élu député de la circonscription d’Excideuil en juillet 1831 (il est réélu député de la circonscription aux élections de 1834, 1837, 1839, 1841, 1842 et 1846) et est nommé maréchal en 1843.
C’est en 1836 qu’il est envoyé en Algérie et qu’il « soumet » Abd el-Kader, signant le traité de la Tafna en 1837 qui donne aux Français la possession d'enclaves autour d'Alger et d’Oran. C’est dans son ouvrage La Guerre d'Afrique (1839) qu’il développe sa théorie de contre-guerre révolutionnaire en termes de « méthode » militaire, sans doute le premier « guide » théorique de ce qui deviendra un modèle dans les luttes coloniales à venir. En 1840, il est nommé Gouverneur général de l'Algérie où il arrive le 19 février 1841. Il engage alors une répression totale contre les populations civiles et engage la « pacification » du pays en incendiant les villages, raflant les troupeaux et massacrant les civils comme avec ses enfumades : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes […] fumez-les à outrance comme des renards », conseillait-il à ces soldats.
Affirmant qu’il fallait être intraitable afin d’emporter la victoire : « Je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment. » La répression se poursuit et il remporte notamment la victoire d'Isly à la frontière algéro-marocaine sur les Marocains (il est d’ailleurs fait duc d'Isly en 1844). Surtout il se distingue dans sa traque d’Abd el-Kader qui résiste à l’occupation française depuis plusieurs années mais qui doit se rendre en 1847 devant la « méthode » Bugeaud. Ce dernier poursuit sa carrière de « maintien de l’ordre » lorsqu’il rentre en France puisqu’en 1848, il réprime les manifestations révolutionnaires. Mais la victoire des républicains explique qu’il est alors rapidement déchargé de ses fonctions. Il imagine toutefois se présenter contre Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Louis-Napoléon Bonaparte, élu président en décembre 1848, le nomme commandant en chef dans les Alpes pour l’éloigner de Paris où il meurt du choléra.
« Il a été un adversaire absolument impitoyable de ceux que l'on appelait à l’époque “les Arabes” », précise Benjamin Stora. Et de rappeler : « Il a mis en place en Algérie des stratégies militaires de colonnes infernales, qui avaient été utilisées en Vendée sous la Révolution française, mais aussi des enfumades, des razzias, des regroupements de populations... » Le corps du maréchal Bugeaud repose aujourd’hui dans une chapelle sépulcrale de l'hôtel des Invalides. Mais dans l’espace public parisien, il n’a plus de rue à son nom.