Préface de Crimes de guerre
Par Pascal Blanchard
L'ouvrage Crimes de guerre, Rouen 9 juin 1940 (L’Écho des vagues, 2022) de Guillaume Lemaître, historien, directeur des éditions L’Écho des vagues, Laurent Martin, infirmier et collectionneur de photographies anciennes, et Jean-Louis Roussel, professeur d’histoire à l’INSPE – Université de Rouen Normandie, est consacré aux massacres par les troupes allemandes de militaires et civils africains et antillais survenus à Rouen le 9 juin 1940. Cette tragédie était jusqu’alors méconnue, absente des « massacres officiellement recensés » de ces mois de mai-juin 1940 liés à l’offensive allemande. Ces événements impliquent non seulement des militaires coloniaux mais aussi des civils africains et antillais raflés et assassinés par la Wehrmacht lors de son arrivée à Rouen. Les auteurs ont, pour la première fois, tenté de faire la lumière sur ce tragique événement. Ils ont repris l’enquête à zéro, interrogé les archives, découvert des documents inédits et retrouvé des familles qui ignoraient le devenir de leurs aïeux. Comprendre le contexte factuel et historique, restituer les faits, interroger la mémoire locale et la construction de 80 ans de récits de l’événement, autant de directions que cet ouvrage tente d’explorer. Pascal Blanchard, historien et co-directeur du Groupe de recherche Achac, signe la préface de l’ouvrage.
Le 9 juin 1940, à Rouen, nous rappelle Gontran Pailhès, « les Allemands ont ramassé tous les noirs dont ils ont pu se saisir. Conduits sur les hauteurs, ils les massacrent à la mitrailleuse ». À partir de ces quelques lignes et de ce témoignage, ce livre mène l'enquête. C’est cela l’Histoire. Partir le plus souvent de quelques informations éparses, questionner les silences et les oublis, puiser dans les archives et partir en quête de témoignages (y compris de descendants). Vérifier pas à pas, croiser les sources et au final, comme avec cet ouvrage remarquable, faire histoire pour faire mémoire. Ce travail va bien au-delà du 9 juin 1940. Il cherche à mettre en perspective ce récit et s'attache aux origines, issues de la Grande Guerre et de la relation des troupes allemandes avec les tirailleurs sénégalais, et sans doute même plus anciennement, avec l'histoire des zoos humains dont l'Allemagne fut un des promoteurs en Europe avec Carl Hagenbeck.
Comme toujours, il faut puiser dans le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ici, c'est juin 1940, alors que la France s'écroule, que la République s'effondre, que l'armée allemande avance et que les derniers combattants de Rouen résistent, que les populations civiles s'enfuient, que des crimes sont commis sur tout le territoire français et que les tirailleurs sénégalais seront bientôt parmi les derniers combattants – près de Chasselay, notamment – d'une armée qui va rendre les armes après l'appel du Maréchal Pétain à la reddition.
Comme bien souvent au sujet des crimes liés à l'armée allemande de mai-juin 1940 sur le front de France, c'est grâce à des photographies (ici celles de Laurent Martin) que l'on arrive à savoir et... à voir. Ces crimes à l'encontre des « soldats noirs » de l'armée française – mais aussi de troupes venues du Maghreb – furent alors l'objet de véritables reportages des soldats allemands – techniquement bien équipés d'appareils photographiques mais aussi de caméras pour garder en « souvenir » ces « safaris » où les combattants africains étaient chassés, photographiés et tués.
Ce jour-là, à Rouen, ils furent une vingtaine « d'hommes noirs » tués par les soldats allemands. Tués parce que soldats portant l'uniforme de la France. Tués parce que « Noirs », venant des Antilles et d’Afrique. Tués parce que « sauvages » pour ces soldats allemands qui, entre les zoos humains et la propagande nazie, croyaient en l'inégalité des « races » et ne croyaient pas – ou ne voulaient pas croire – qu'ils étaient des humains.
C'est un livre remarquable parce que, au-delà de donner à voir une histoire invisible et oubliée (ces dernières années), il poursuit ce travail vers la transmission et décide de rendre compte de ce travail de mémoire nécessaire dans le présent auprès de la jeunesse. Enfin, ce livre nous offre une iconographie – certes par moment difficile à regarder en face – d'une incroyable richesse qui permet de comprendre et de voir l'horreur de mai-juin 1940. À l'aune des sources retrouvées et de l'analyse d'événements similaires ailleurs en France, la volonté de se venger sur les « Noirs » à Rouen est une évidence et elle souligne cette haine raciste et la volonté de faire « disparaître » tous les Noirs. Toutes ces personnes racontent une histoire de l'immigration encore invisible dans le récit national.
Ce livre, à sa manière, raconte aussi cette présence dans la ville, partie prenante du destin de la cité. Rouen est alors une des premières villes – parce que c'est un port – où les Allemands voit des « civils noirs » et non pas seulement des combattants. C'est pour eux une surprise, il est impossible à leurs yeux que des Noirs puissent vivre au milieu des Blancs. Ils ne peuvent qu'être des déserteurs des unités françaises.
Enfin, c'est tout l'honneur des auteurs de ce livre que d'avoir mobilisé les jeunes et scolaires de Rouen d'aujourd'hui pour s'emparer de ce récit majeur. Et surtout d'avoir proposé de réaliser avec eux une exposition – Histoire d'hier dans les mains d'aujourd'hui – où l'on voit ces photographies de soldats des troupes coloniales de mai-juin 1940 dans les mains ouvertes des élèves d'aujourd'hui. C'est important que cette exposition ait été présentée – en présence des autorités locales et préfectorales – au sein de la mairie de Rouen. C'est une reconnaissance officielle au XXIe siècle, c'est le chemin de la mémoire qui se prolonge. À mes yeux, ce travail en profondeur est essentiel.