Programme « Décolonisations »
Par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire
L’année 2020 sera marquée par les commémorations du 60e anniversaire des indépendances en Afrique subsaharienne, point d’orgue des décolonisations dont le processus commence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1944-1945), et par la saison culturelle Africa2020. Dans cette dynamique et ce contexte, le Groupe de recherche Achac et ses partenaires ont publié, le 9 janvier 2020, le livre Décolonisations françaises. La chute d’un Empire (1943-1977) aux Éditions de La Martinière, qui traite de l’ensemble du processus des décolonisations de l’empire français, soit 35 ans d’histoire. Cet ouvrage inaugure un cycle, qui se prolongera par la diffusion de la série documentaire « Du sang et des larmes » sur les décolonisations françaises sur France 2 (en deux volets de 80 minutes, proposée Cinétévé Production) ; et se poursuivra tout au long de l’année 2020, à travers un cycle de conférences et rencontres autour de l’exposition pédagogique (destinée au monde scolaire et aux festivals), en 15 panneaux, Les indépendances. 35 ans de décolonisations françaises (1943-1977).
Cette programmation offre un regard inédit sur l’un des plus grands événements de l’histoire de France et internationale au XXe siècle, une histoire des décolonisations toujours sensible dans la société française en 2020. En effet, cette période d’intenses mutations fut la matrice de nombreux bouleversements politiques et sociaux, mais aussi culturels, qui ont profondément façonné la société française et dont l’écho se répercute jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, un Français sur quatre a soit un ancêtre né dans les ex-colonies ou dans les territoires ultramarins, soit est descendant de « rapatriés » ou issu des vagues d’immigrations postcoloniales. La France est la seule nation européenne dans cette configuration.
Il est, dès lors, logique que cette histoire participe des enjeux actuels de la société française. Concernant la mémoire coloniale, la droite-ultra et une partie de la droite conservatrice, héritières des combats de l’Algérie française, visent à réhabiliter la colonisation, alors qu’une frange d’intellectuels issus de la droite et de la gauche se retrouvent désormais dans un combat contre les études sur la colonisation, les indépendances et les études postcoloniales, comme en témoigne la tribune de Laurent Bouvet, Pierre-André Taguieff et quatre autres signataires dans L’Express fin décembre 2019. Face à eux, dans une polarisation politique croissante, se trouvent les « décoloniaux » radicalisés qui systématisent et déforment les héritages contemporains de la colonisation pour en faire une arme de combat politique, tout en cherchant à mobiliser les héritiers de l’immigration postcoloniale. L’historien se trouve, dès lors, pris au piège de ces combats qui instrumentalisent l’Histoire. La juste voie, équilibrée, est difficile mais essentielle pour éviter de rester dans le déni soixante ans après les indépendances ou dans la manipulation politique de ce passé. La voie choisit, ici, est celle de l’histoire, avec ses complexités et ses ambiguïtés.
Bien qu’elle soit désormais en partie enseignée, force est de reconnaître que l’histoire des décolonisations de l’Empire français reste largement ignorée des jeunes générations. Pourtant, la question coloniale et celle des décolonisations intéressent nombre de Français à une époque où la France connaît une crise de sa propre représentation, où la peur de l’« Autre » gagne du terrain. Dès lors, appréhender ces faits par l’histoire permet de revenir sur ce passé de la manière la plus neutre possible, bien qu’il soit toujours sensible. Cette histoire révèle en effet beaucoup de ce que nous fûmes et sommes ; tout comme il paraît tout aussi essentiel de s’interroger, au-delà de ce qui nous sépare, sur tout ce qui nous unit.
L’ambition de ce programme est donc de renouer le fil de ce passé dans toute sa diversité à l’aune de l’historiographie la plus récente à travers plusieurs actions tout au long de l’année 2020.
L’ouvrage Décolonisations françaises. La chute d’un Empire est la pierre angulaire de ce projet en 2020. Avec une préface de Benjamin Stora (« Les décolonisations : importance et déni ») et une postface d’Achille Mbembe (« Sortir de la longue nuit des décolonisations »), nous avons voulu nous attacher à l’histoire des décolonisations de tous les territoires coloniaux français sur le temps long (1943-1977), et par l’image (ouvrage à découvrir en avant-première ici) pour suivre pas à pas cette histoire de la « fin de l’Empire ». Avec, en conclusion, un regard prospectif sur 50 ans de débats sur la mémoire coloniale (1970-2020) qui traverse la société française. Nous avons, ainsi, souhaité illustrer largement cet ouvrage par des documents souvent inédits (250 documents images) et nous appuyer sur la très grande richesse des travaux universitaires, articles et ouvrages publiés depuis deux décennies sur les décolonisations, preuve d’un dynamisme renouvelé de ces questions dans le milieu académique international et français ces dernières années. Ce livre publié aux Éditions de La Martinière s’inscrit dans une histoire globale, transnationale : une histoire-monde. Il traite de toutes les décolonisations de l’Empire français, des premiers soubresauts (1943-1944) jusqu’aux dernières répressions à Djibouti et en Guadeloupe (1967) et les dernières indépendances en Afrique (Comores et Djibouti), mais aussi — dans un dernier chapitre – des suites postcoloniales de l’Empire pendant un demi-siècle (1970-2020). Il fait suite à deux ouvrages précédents publiés aux Éditions de La Martinière sur les années 30 et les années 50.
Notre projet éditorial s’est structuré autour de deux postulats majeurs. Premièrement, les guerres de décolonisations sont considérées comme la trame de fond d’un conflit global amenant la France dans un état de guerre permanent de 1945 à 1967. Quatre parties chronologiques structurent cet ouvrage (Partie 1 : L’ébranlement 1943-1948 ; Partie 2 : L’embrasement 1948-1954 ; Partie 3 : La fracture 1954-1958 ; Partie 4 : La rupture 1958-1977). Elles organisent la période 1943-1977 avec, comme moment de basculement majeur, l’année 1954 (Diên Biên Phu, fin de la présence française en Inde, début de la guerre d’Algérie…). Durant cette période hors norme, cette histoire est celle d’un pays qui est alors en guerre contre une partie de ses possessions.
Mais cette histoire des décolonisations traite aussi de la période du colonial tardif et de la période postcoloniale (jusqu’en 2020), afin de mettre à jour les lignes de continuité — mais aussi les ruptures — entre périodes coloniale et postcoloniale. Dans cette perspective, est proposé comme hypothèse que les décolonisations — différentes d’un territoire à l’autre, résultant en partie de la complexité des statuts et des situations politiques et sociales des territoires sous gouvernance française — peuvent se rapporter à deux grands types de processus : les « décolonisations de rupture » et les « décolonisations sans décolonisation ».
Enfin, c’est pour nous un livre-témoignage et en images, de la photographie à l’affiche, de la presse aux films, qui accompagnent ce récit sur la chute d’un empire, sur une histoire croisée qui concerne près d’une quarantaine de pays ou de régions ultramarines, soit l’un des trois grands conflits français du XXe siècle (aux côtés de la Première et de la Seconde Guerre mondiale).
De nombreux faits et étapes de ces décolonisations sont proposés sous la forme de focus relatifs à des évènements et à des personnages, appréhendés comme des moments clés. On pense notamment, entre autres, aux événements de Thiaroye au Sénégal ou ceux dans le Constantinois (1945), à la conférence de Brazzaville et, en même temps, aux manifestations/répressions au Maroc, à la marche vers l’indépendance des mandats au Levant ou à la déclaration d’indépendance d’Hồ Chí Minh, avant le basculement vers la départementalisation des vieilles colonies ou la création de l’Union française. Cette période d’avant-1948 est aussi marquée par le bombardement d’Haiphong au Viêt-Nam, la répression à Madagascar en 1947-1948, le nouveau statut de l’Algérie ou l’évolution politique dans les comptoirs des Indes.
La seconde partie (à partir de fin 1948) de l’ouvrage souligne l’accélération des événements et l’embrasement de toute l’Union française. Avec notamment les événements de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, l’affaire Henri Martin, le conflit indochinois et Cao-Bang, le procès des 16 de Basse-Pointe à Bordeaux, la crise tunisienne ou la création du FIDES qui marque un tournant majeur dans la politique coloniale. Mais aussi des événements plus ponctuels, comme la déposition du sultan du Maroc, l’émergence de nouvelles « élites » en AOF et AEF ou la crise méconnue en Polynésie. Une période qui se termine par l’année pivot 1954, avec les indépendances du Laos et du Cambodge, et Diên Biên Phu qui annonce la partie suivante avec la fin des comptoirs des Indes et la « Toussaint rouge » qui déclenche la guerre d’Algérie.
La troisième partie (à partir de fin 1954) est celle des fractures et du grand basculement. Outre le début de la guerre d’Algérie et à son développement avec les pouvoirs spéciaux, le discours de Carthage ou la conférence de Bandung, cette partie s’attache à la marche vers l’indépendance en Tunisie et au Maroc, à la répression sanglante au Cameroun à la crise de Suez ou à la bataille d’Alger, mais aussi aux débats en France (poujadisme et cartiérisme), au refus de la torture, au coup d’état en Algérie, à la volonté de garder les « vieilles colonies » pour les gouvernements successifs en France, à la tournée de la Communauté des États associés du général de Gaulle ou au « non » de la Guinée en 1958. Il montre aussi l’ambiguïté des processus de décolonisations en Afrique noire, où la France réussit globalement à conserver son influence en mettant en avant une élite autochtone acquise à ses vues.
La quatrième partie du livre commence en 1959 et s’attache à une période marquée par la rupture avec de nombreux territoires coloniaux, alors que d’autres, bien qu’indépendants, demeurent fermement arrimés à l’ancienne puissance tutélaire. Ce processus est suivi pas à pas jusqu’en 1977, avec de nombreux regards croisés sur l’éphémère Communauté franco-africaine, le Cameroun d’Ahmadou Ahidjo en guerre, mais aussi le regard de Michel Rocard sur les camps de regroupement en Algérie, les indépendances en Afrique subsaharienne, les événements aux Antilles, en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie, mais aussi l’OAS et le « putsch des généraux », les drames de Charonne ou du 17 octobre 1961, jusqu’aux accords d’Évian , l’indépendance de l’Algérie, le drame des rapatriés et des harkis. Des focus sont également proposés sur les indépendances et notamment celle de l’Algérie, mais aussi les débuts de la Françafrique, les tournées gaullistes dans les outre-mer, puis la répression à Djibouti et en Guadeloupe (en 1967) avant les indépendances des Comores et de Djibouti.
Le lecteur découvrira un livre que nous avons voulu le plus complet possible et, en tant qu’historiens du fait colonial, nous avons aussi cherché à rendre le plus clair possible ce passé complexe et encore douloureux en France et dans les ex-colonies, ou dans les régions ultramarines. Plusieurs rencontres sont programmées dans les prochaines semaines autour du livre, notamment le 22 janvier 2020 à la FNAC à Paris et le 13 février à l’Institut du monde arabe.
Dans le prolongement de cet ouvrage (en librairie depuis le 9 janvier 2020), une exposition itinérante va être proposée et diffusée sous le titre « Les indépendances : 35 ans de décolonisations françaises (1943-1977) ». En quinze panneaux pédagogiques, dotés d’une grande richesse iconographique, c’est un panorama depuis la Seconde Guerre mondiale que le Groupe de recherche Achac souhaite proposer. Cette exposition est introduite par la période d’apogée de l’empire colonial français au cours de l’entre-deux-guerres, puis revient sur les conflits des décolonisations et les indépendances, se poursuivant par la période intermédiaire (1967-1977), avant de conclure sur les outre-mer actuels et sur les guerres de mémoire contemporaines.
En parallèle du livre et de l’exposition, sera proposé sur France 2 et diffusé largement dans plusieurs festivals, et auprès du grand public dans plusieurs soirées débats, un film documentaire en deux parties sur les décolonisations. Proposée par David Korn-Brzoza et Pascal Blanchard (Cinétévé) et racontée par Lucien Jean-Baptiste, cette série de deux films s’inscrit dans la continuité des films proposés par France 2 en 2018 sur l’immigration, en plusieurs volets, L’histoire d’une nation. Les films aborderont l’un des chocs majeurs du XXe siècle, à travers la façon dont, pas à pas, malgré l’aveuglement des politiques d’alors (IVe République et début de la Ve République), la France est sortie de la longue nuit coloniale face à des peuples qui s’inscrivaient dans le vent de l’histoire en réclamant leur liberté. Ce projet offre l’occasion de découvrir ou redécouvrir les hommes dont le destin fut intrinsèquement lié à cette histoire (de Léopold Sédar Senghor à Hô Chi Minh en passant par Bao Daï, François Mitterrand ou le général de Gaulle). Mais aussi des grandes figures des décolonisations qui ont cherché d’autres voies que la guerre ou la répression (Pierre Mendès France, Ferhat Hached, Michel Rocard, Félix Houphouët-Boigny ou Aimé Césaire).
Nous reviendrons dans les prochaines semaines et dans le cadre de la lettre du Groupe de recherche Achac sur les deux films et l’exposition, mais le Groupe de recherche Achac se tient à votre écoute pour la mise à disposition de l’exposition tout au long de l’année 2020. Elle sera présentée en avant-première lors du festival Atlantide. Les mots du monde, à Nantes début mars 2020.