À propos d'une chambre occupée (vision d'une soirée d'octobre 1961)
Par Fabrice Héron
Fabrice Héron est iconographe, recherchiste et documentaliste audiovisuel. Il met son expertise au service de la réalisation de projets audiovisuels, de parcours scénographiques et muséographiques, de projets éditoriaux, ainsi que de la recherche d'antériorité de photographie et l'illustration de supports, ce qui lui permet de conjuguer son goût pour l'histoire et l'investigation. Il est co-fondateur et membre du collectif de recherchistes Les Iconographes. Dernièrement il collaboré à la réalisation du documentaire « We are people » (Canal+, 2022) et à l’exposition « Histoires de papiers » présentée au Louvre Abu Dhabi (Émirats arabes unis) en 2022. Passionné de photographie, il est lecteur de portfolios lors de festivals. Présent aux Rencontres de la Photographie d’Arles cette année, il a rencontré Wiame Haddad, dont il nous présente l’œuvre À propos d'une chambre occupée (vision d'une soirée d'octobre 1961) exposée lors du festival.
Un soir d’octobre 1961 à Paris, un homme sort de son studio, sa main à hauteur de l'interrupteur, pour rejoindre la manifestation pacifique organisée à Paris par la fédération de France du Front de libération nationale (FLN). Il s’apprête à plonger dans le noir sa chambre… Reviendra-t-il ?
À propos d'une chambre occupée (vision d'une soirée d'octobre 1961) dépeint avec minutie tous les détails de la pièce : des draps froissés, des chaussettes accrochées à une corde à linge, un journal ouvert, un petit soldat, une bouteille de lait, un pot Moka, un plateau d’échecs, tout en haut à droite l'horloge à l'arrêt. La reconstitution donne à la fois un aperçu des conditions de vie difficiles des travailleurs immigrés en France à l’époque et en même temps un instant figé par la photographie. Cette ambivalence du temps suggère que ce passé n'a pas été pris en compte, et rend impossible toute avancée. Wiame Haddad capte ainsi le visible et l'invisible, qu'elle rend tangible à l'aide de l'évocation de fragments de l’intimité d’un quotidien. Ce décor est le lieu d’une action que l’on ne voit pas, comme la physionomie de cet homme créé par Haddad.
L’action comme l’événement historique se jouent hors champ. Pour Léa Morin, la commissaire de l’exposition, « c’est l’invisible Histoire, tant elle est aujourd'hui encore minorisée, que l’on cherche à rejouer pour en saisir, à travers le mensonge de la reconstitution, une vérité ».
Le 17 octobre 1961 alors que la guerre d'indépendance algérienne touche à sa fin, la police parisienne, sous les ordres du préfet Maurice Papon, réprime brutalement les participants d’une manifestation organisée contre le couvre-feu un nouvellement appliqué qui vise les travailleurs musulmans algériens, les musulmans français et les musulmans français d'Algérie. Le FLN, qui y voit un moyen d'affirmer sa représentativité, y appelle tous les Algériens, hommes, femmes et enfants, et leur interdit le port d'armes. Les défilés nocturnes sur les grandes artères de la capitale donnent lieu à des affrontements au cours desquels des policiers font feu. La brutalité de la répression, qui se poursuit au-delà de la nuit du 17 octobre dans l'enceinte des centres d'internement, fait plusieurs centaines de blessés et de nombreux morts.
Pendant des décennies, cet événement, couvert par la police, les gouvernements et les médias, a échappé à la dénonciation publique. C'est à la faveur des œuvres documentaires que les massacres d’octobre 1961 ont retrouvé leur place dans la mémoire collective. Les différentes représentations fictionnelles ont aussi joué un rôle dans leur reconnaissance officielle.
Tel un décor de cinéma, l’œuvre de Wiame Haddad traite de cette question en usant de deux variables : la vision et le temps. À la manière de ces peintures magistrales qui représentent l'événement historique – la photographie se veut manifeste et pourtant de cette histoire nous ne verrons que des fragments qui s’échappent du décor (une date, une heure, une identité). Une tension politique se dégage : celle d’une soirée de massacre des Algériens par l’État français mais aussi celle de la future indépendance d’un pays alors en pleine guerre avec ses colonisateurs.
Wiame Haddad, née en France d’une mère marocaine et d’un père tunisien, articule sa photographie autour de rencontres, s’intéressant à des histoires cachées et oubliées. Cet effort de reconstitution et de mise en scène nous rappelle combien les documents d'histoire, comme objets et comme concept, sont silencieux. Elle nous invite à repenser les processus par lesquels l'histoire des luttes politiques est (non) écrite.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste.