« Races guerrières »
Stéphanie Soubrier
Stéphanie Soubrier, maître-assistante en histoire à l’université de Genève et chercheuse associée au Centre d’histoire du XIXe siècle (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) présente dans cette tribune l’objet de son nouveau livre Races guerrières (CNRS Éditions, 2023). Fruit de ses recherches doctorales, l’ouvrage se concentre sur l’expression « races guerrières », popularisée par le lieutenant-colonel Charles Mangin dans son livre La Force noire (1910), qui part du postulat que certaines populations sont considérées comme optimales pour le métier militaire pour des raisons biologiques et culturelles. L’auteure présente les origines de la catégorisation des populations des colonies en « races guerrières » et « races non guerrières », les contradictions auxquelles se heurtent les théoriciens de cette expression à l’heure des guerres mondiales, les transformations de cette idée à la suite des guerres et les processus de recrutement ainsi que les raisons personnelles menant un individu à rejoindre l’armée coloniale. L’ouvrage dresse un panorama complet des enjeux derrière cette catégorie ambiguë et mobile. Stéphanie Soubrier, qui travaille désormais sur les domesticités masculines dans l’empire colonial français, au XIXe et XXe siècles, livre dans cette tribune inédite les grands axes de son ouvrage.
Si le rôle des tirailleurs sénégalais, ces soldats recrutés en réalité dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, est désormais bien connu, leur histoire ne se réduit pas à un chapitre de celle de la Grande Guerre à laquelle ils furent nombreux à participer, mais plonge ses racines dans un long XIXe siècle obsédé par la classification raciale.
Cette enquête a ainsi pour point de départ une expression étrange, celle de « race guerrière ». Popularisée en France par l’ouvrage du lieutenant-colonel Charles Mangin, La Force noire (1910), l’expression désigne, sous la plume de cet officier colonial, les populations d’Afrique occidentale française jugées prédisposées au métier militaire, pour des raisons à la fois biologiques et culturelles. Présentés comme des soldats nés, particulièrement aptes à exercer et à subir la violence des champs de bataille, les tirailleurs incarnent, au début du XXe siècle, une réponse rassurante à la menace allemande et aux angoisses profondes concernant la « crise de la masculinité » française.
Ce livre, issu d’une thèse de doctorat, retrace l’émergence et la cristallisation progressive de l’expression « race guerrière » qui devient, dès les années 1850 et davantage encore après la défaite française de 1870, un outil de classification des populations de l’empire colonial français, et un instrument du recrutement militaire d’auxiliaires coloniaux. Maniée par les officiers coloniaux, les médecins militaires et les fonctionnaires en poste dans l’empire, la catégorie désigne principalement des populations d’Afrique de l’Ouest, mais pas seulement. En effet, les Sakalava de Madagascar et les habitants des hauts-plateaux du Vietnam sont également qualifiés de « races guerrières », par opposition aux « races non guerrières » du reste de la péninsule indochinoise, du plateau central malgache et de l’Afrique Équatoriale Française. Le détour par les « races non guerrières », loin de constituer une digression anecdotique, permet de restituer l’ampleur de la catégorie, qui fonctionne à l’échelle de l’empire tout entier, au gré des voyages et des affectations des officiers coloniaux, et de mettre au jour les critères utilisés par les Français. Dissimulés derrière une rhétorique romantique et biologisante qui fait des hommes d’Afrique occidentale des soldats-nés se cachent d’autres considérations, essentiellement politiques. La loyauté des populations constitue ainsi un critère fondamental aux yeux des officiers français.
Si les tirailleurs, à l’exemple de l’individu dont la photographie est placée en couverture de ce livre, n’ont laissé que très peu de témoignages, l’analyse des sources françaises permet de mettre au jour un récit alternatif à celui des « races guerrières » et de dégager les motivations individuelles des tirailleurs, prêts à s’engager pour plus de dix ans dans les rangs de l’armée coloniale française. Loin d’être mus par un atavisme guerrier, ces hommes s’engagent pour des raisons très variées : échapper à leur condition servile, survivre dans des régions profondément déstabilisées par la conquête française, acquérir la dot nécessaire à leur mariage, racheter leurs proches en esclavage, briguer des postes de fonctionnaires constituent ainsi autant de motivations potentielles, qui sont soigneusement obscurcies par le discours romantique des « races guerrières ». Cette enquête réserve par ailleurs quelques surprises, notamment le rôle majeur (et totalement ignoré des Français) des femmes de tirailleurs dans l’adhésion collective à l’identité de « race guerrière ».
L’histoire des « races guerrières » n’est pas celle d’une catégorie bien définie, qui aurait orienté de manière rationnelle la pratique du recrutement militaire. Au contraire, l’analyse des archives militaires révèle son caractère flou et malléable qui, loin de constituer un défaut, lui confère le grand avantage de s’adapter à toutes les situations. La comparaison avec les données (lacunaires) du recrutement militaire de l’empire permet d’en souligner toutes les contradictions. Quelle surprise de constater, par exemple, que les Hova, « race non guerrière » de Madagascar, ont fourni l’essentiel des tirailleurs malgaches recrutés sur l’île !
Si elle avait été diffusée en métropole par les apparitions de tirailleurs sénégalais lors des expositions universelles et coloniales de la fin du XIXe siècle, c’est surtout la Première Guerre mondiale qui contribue à populariser en France la catégorie de « race guerrière » et les tirailleurs qui l’incarnent. Rejeté avant-guerre par le haut-commandement français, le projet de recrutement africain formulé par Mangin est appliqué à partir de 1914, sous la pression des événements. La catégorie de « race guerrière » engendre, sur les champs de bataille européens, des conséquences tout à fait concrètes et souvent tragiques pour les individus ainsi désignés. Affectés prioritairement aux bataillons de marche et aux bataillons de renfort, qui sont destinés au combat, les hommes appartenant à des « races guerrières » subissent des pertes massives et ce d’autant plus que la catégorie, formulée par Mangin dans le cadre de guerres coloniales, se révèlent tout à fait inappropriée à une guerre européenne dans laquelle l’artillerie joue un rôle central. Fauchés par l’artillerie allemande, les tirailleurs sénégalais se révèlent des soldats comme les autres, vulnérables à la douleur, à la peur et aux traumatismes psychiques engendrés par les combats. À l’inverse, le bon comportement de soldats issus de « races non guerrières » (Malgaches et Indochinois) fragilise encore davantage la catégorie de « race guerrière ». Cette dernière n’est plus vraiment utilisée après la Première Guerre mondiale, même si elle survit dans les pages des manuels militaires et resurgit lors de la Seconde Guerre mondiale.
Menée à partir d’archives militaires, médicales et anthropologiques, d’articles de presse et de sources iconographiques, cette enquête sur un objet qui pourrait apparaître à première vue comme une bizarrerie anecdotique révèle le fonctionnement des sociétés impériales, les phénomènes de co-construction dont elles sont le produit, et les effets bien réels des stéréotypes raciaux.
Table des matières
Chapitre 1. Aux origines des « races guerrières »
L’Algérie, berceau des « races guerrières » p. 38
La conquête du Sénégal et la naissance de la catégorie de race guerrière p. 54
Des races guerrières en métropole ? p. 71
Chapitre 2. De 1870 à 1910 : l’essor impérial des races guerrières
1870, ou la perte de l’« esprit militaire » français p. 87
Fabriquer des héros : les races guerrières, filles des « épopées africaines » p. 95
La construction du mythe des races guerrières p. 110
Chapitre 3. Une invention franco-africaine
Des corps à toute épreuve ? p. 138
L’invention d’une tradition guerrière p. 149
Les races guerrières : une coconstruction ? p. 169
Chapitre 4. Races guerrières et « politique des races »
Les races « non guerrières » de l’Afrique équatoriale française et de la péninsule indochinoise p. 187
Races guerrières et races non guerrières : les leçons du contrepoint indochinois p. 204
Le cas malgache, ou les limites de la catégorie de race guerrière p. 214
Chapitre 5. Qui a peur des races guerrières ?
Une masculinité ambiguë p. 240
« Peaux noires, cœurs blancs » : les races guerrières entre sauvagerie et civilisation p. 265
Chapitre 6. « Force noire » et « armée jaune » : les projets de recrutement indigène des années 1910
La « force noire » de Mangin p. 302
L’« armée jaune » : un projet politique subversif p. 331
Chapitre 7. À l’épreuve des tranchées
En première ligne : les effets pratiques de la catégorie de race guerrière p. 350
Bonnes surprises et contre-performances : la remise en question de la catégorie de race guerrière p. 373