Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d'une mémoire empêchée
Par Anny-Dominique Curtius
Anny-Dominique Curtius est enseignante-chercheure en études francophones et en théorie culturelle à l’Université d’Iowa (États-Unis). Sa recherche interdisciplinaire est au carrefour de l’écocritique postcoloniale, du cinéma, des arts visuels et de l’art performance en Afrique subsaharienne, dans la Caraïbe et les Mascareignes. La muséologie et la statuaire postcoloniales ainsi que la patrimonialisation de l’esclavage sont au cœur de ses recherches sur le trauma, les nœuds et les lieux de mémoire. Elle est l’auteure de Symbioses d’une mémoire. Manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe (L’Harmattan, 2006) et de nombreuses publications dans des volumes collectifs et revues spécialisées.
Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée (Karthala, 2021) est le premier ouvrage entièrement consacré à Suzanne Césaire, théoricienne martiniquaise des cultures caribéennes. Articulé autour d’un double mouvement, il offre une réflexion critique aussi bien sur sa pensée que sur les divers imaginaires et discours par lesquels elle circule entre silence, exclusion et réhabilitation.
Au cœur d’une crise de la représentation et de la reconnaissance, Suzanne Césaire est une énigme. Elle est donc souvent observée, réifiée, esquivée, magnifiée, racisée, essentiellement associée au statut d’épouse d’Aimé Césaire de sorte que divers types de regards ont été posés sur elle à travers l’œil de la caméra, l’objectif de l’appareil photo, l’adaptation théâtrale, et la littérature. Mais Suzanne Césaire a aussi posé un regard critique sur ce sentiment doudouiste d’hallucinations merveilleuses que procure la fétichisation des corps féminins ainsi que le paysage antillais. « Si mes Antilles sont si belles », écrit-elle dans Le grand camouflage (1945), « c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi, c’est qu’il fait certes trop beau, ce jour-là, pour y voir ».
Déconstruire le regard doudouiste en tant qu’invention et illusion coloniales par le biais d’une nouvelle esthétique cannibale est donc central dans ses articles publiés dans Tropiques (1941-1945), qu’elle cofonde avec Aimé Césaire, René Ménil et Aristide Maugée, et où elle affirme son agentivité intellectuelle en tant que pilier théorique de cette revue littéraire.
Cet ouvrage offre dès l’introduction une perspective panoramique sur l’invisibilité, le refoulement et la quête du matrimoine de Suzanne Césaire. Une grille conceptuelle est créée autour des notions d’épiphanie camouflée, de ressouvenance et de rhétorique de la réserve et de l’évitement pour examiner comment opèrent les mécanismes de mise en silence et de mise en lumière de sa pensée.
La première de couverture est un détail d’une lithographie du sculpteur Gilles Roussi, neveu de Suzanne Césaire, qui problématise cette énigme de l’invisibilité et de la reconnaissance et le fait qu’elle ait été considérée comme l’âme de la revue Tropiques. La grille apposée symboliquement sur le visage de Suzanne Césaire est une transcription en codes ASCII, (American Standard Code for Information Interchange) d’extraits de « Alain et l’esthétique » où elle prône « une nouvelle conscience du monde » par « les voies immenses de l’art nouveau ». Ainsi, la première de couverture annonce-t-elle le premier chapitre qui explore divers écosystèmes photographiques et cinématographiques où l’image de Suzanne Césaire est manipulée. Il est suivi par l’analyse des dissonances et consonances poétiques autour de Suzanne Césaire chez Michel Leiris, André Breton, Étiemble, Ernest Pépin, Jean Morisset et Ina Césaire.
Le troisième chapitre se penche sur le grain de la voix d’Aimé Césaire, qui pour la première et unique fois, parle de Suzanne Césaire face à une caméra. La co-scripturalité du couple dans des extraits de manuscrits de poèmes d’Aimé Césaire est aussi examinée pour montrer comment la matrice-secret, Suzanne elle-même, pétrifiée dans la parole et la poésie d’Aimé, est révélée au grand jour d’une caméra curieuse.
Le chapitre quatre examine parallèlement l’adaptation théâtrale Suzanne Césaire, fontaine solaire de Daniel Maximin mise en scène en 2015 par Hassane Kassi Kouyaté et le documentaire d’Huguette Bellemare Suzanne Roussi Césaire, une femme sur tous les fronts 1915-2015, et observe les intertextualités musicales qui les caractérisent. Dans le dernier chapitre « La lianedialectique et la conscience transe-atlantique de Suzanne Césaire », il s’agit d’analyser les axes conceptuels interdisciplinaires qu’elle amorce en 1941, peaufine durant sa mission en Haïti en 1944 et qu’elle déploie magistralement dans Le grand camouflage (1945).
Le concept de lianedialectique est créé pour saisir comment elle sort des sentiers battus pour forger les postulats d’un surréalisme antillais et politique, d’une décolonisation du corps caribéen affranchi de « l’inquiétude ancestrale », d’une post-négritude, ou d’une clairvoyance écopolitique autour d’un paysage témoin des violences de l’histoire et porteur immatériel des stigmates de cette histoire. L’analyse se concentre aussi sur son écoféminisme où les corps féminins subalternes déploient des couches d’agentivité politique, culturelle et spirituelle et valorisent les actes de résistance réparatrice. Dans Martinique charmeuse de serpents (1848), André Breton et André Masson voyaient les lianes comme des « échelles pour le rêve ». Suzanne Césaire leur attribue au contraire une dimension anthropomorphique car elles se nourrissent du vécu social et culturel des communautés paysannes et chevauchent les précipices et les hauteurs d’une pensée en germination et en constante reformulation par laquelle écrivains et artistes contemporains doivent se faire « bambou », comme elle le préconise.