Tlamess (Sortilège) d’Ala Eddine Slim
par Olivier Barlet
Olivier Barlet est directeur des publications d’Africultures et d’Afriscope, membre du Syndicat français de la critique de cinéma et délégué pour l'Afrique à la Semaine de la Critique du festival de Cannes. Il dirige la collection Images plurielles aux Éditions L'Harmattan, et y a publié Les Cinémas d'Afrique noire : le regard en question (1996) et Les cinémas d’Afrique des années 2000 (2012). Il partage, sur le site d’Africultures, son analyse sur le dernier film du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim, Tlamess (Sortilège).
En sortie le 19 février 2020 sur les écrans français, le deuxième long métrage d’Ala Eddine Slim (qui était présenté à la Quinzaine des réalisateurs au dernier festival de Cannes) se situe dans la continuité de son premier, The Last of us : fascinant et dérangeant.
Voilà un film radical. Non la radicalité des extrémismes, mais celle de l’inventivité et de la liberté. Mais aussi la radicalité de la rupture. Tlamess propose un autre territoire de cinéma, et donc, un autre territoire tout court, celui d’une créativité débarrassée des normes du récit. Tlamess veut dire « jeter un sort », d’où sa traduction par « sortilège ». Il se définit donc comme un acte, celui de proposer d’autres images que celles que nous avons l’habitude de recevoir. C’est donc un film dérangeant.
De fait, la quasi-absence de dialogues, la longueur de certains plans, l’apparition de figures énigmatiques, l’incertitude permanente dans laquelle est plongé le spectateur ne contribuent pas au confort. Pourtant, riche d’une impressionnante esthétique, le film exerce une fascination mobilisatrice, qui déclenche une furieuse envie de comprendre ce qui pourtant ne se donne que comme une possibilité d’appropriation et non un discours établi. Écrire sur Tlamess revient donc radicalement à ne pas en dénouer les fils mais à ouvrir des plages de sensibilité. Face à un film qui brouille volontairement les pistes, ce n’est pas un éclairage que peut proposer le critique mais une relation parfaitement subjective avec un objet non identifié.
Et pourtant, la plume démange, tant Tlamess déclenche des émotions, permet des liens avec ses propres inquiétudes face à un monde en agonie, et ouvre à l’imagination qui reste la condition de l’émancipation et de la pensée. Partons donc de l’histoire du film, sans la dévoiler pour autant. S. (incarné par Abdullah Miniawy, musicien égyptien) est un soldat dévoué et son unité s’épuise à rechercher des terroristes introuvables dans le Sud tunisien. Suite à la mort de sa mère, il a droit à une semaine de congé, mais ne revient pas : il déserte. Il échappe à la police et s’enfuit en forêt. Dans un deuxième temps du film, il y rencontre F. (Souhir Ben Amara, actrice de télévision connue en Tunisie), une riche femme enceinte. Ils vont vivre des choses étranges.
S. (incarné par Abdullah Miniawy) se dépouille peu à peu de ce qui faisait son identité, jusqu’à la nudité, jusqu’à l’absolue marginalité, jusqu’à être un autre à tous points de vue. La musique lancinante et dissonante du quatuor Oiseaux-Tempête enveloppe son errance et sa mutation (un avant-goût peut être écouté sur Soundcloud). C’est donc un autre homme que découvre F. (Souhir Ben Amara, actrice de télévision connue en Tunisie), elle-même en quête de sérénité. Ils ne communiqueront que par les yeux, filmés en très gros plans comme dans Orange mécanique. La référence à Kubrick est multiple, au point de retrouver dans la forêt, à la fois porte et clef, le monolithe noir de 2001, l’Odyssée de l’espace. Ces éléments s’ajoutent à d’autres pour épaissir le mystère, comme ce mythique serpent géant qui touchera le ventre de F. comme pour la protéger, comme S., du monde qui menace son enfant.
Car la mort est à l’œuvre dans ce monde : celle d’un soldat d’abord, qui se suicide comme dans Full Metal Jacket ; celle de la mère ensuite, perte d’un recours pour S., perte des repères, perte d’une patrie ; celle des morts du cimetière que S. traverse douloureusement et qu’il laisse sur sa route ; et sans doute aussi celle de S. lui-même, comme N. dans The Last of us, le précédent film d’Ala Eddine Slim dont Tlamess reprend de nombreux éléments d’ambiance, de mystère, de lumière et de décor. S. et F. découvrent en effet le corps d’un migrant sur la plage, qui aurait pu être N. dont la survie dans une forêt semblait être une autre vie après sa tentative de traverser la mer. Tlamess serait dès lors une histoire de revenant, dans un autre territoire, en rupture avec notre monde en échec, où il n’y a pas besoin de parler pour se comprendre, où l’on expérimente une matrice aquatique, où l’homme peut aussi allaiter, où des portes s’ouvrent sur un futur incertain, où il semblerait enfin possible de traverser les grandes eaux.
Ce nouveau territoire n’est pas un programme. La pomme et le serpent n’ont pas de valeur prophétique, pas plus que le monolithe ou tout ce qui compose ce déferlement imaginaire. Malgré ses allures de prophète dans un conte ésotérique, S. n’est pas plus un héros que ne l’était N. Tlamess serait plutôt un joint partagé quand il faut tout repenser, quand le monde est à recommencer. Une radicale expérience de cinéma en liberté.