Les tribunes

Titre Les tribunes
« Un antisémitisme ordinaire ? »  Yasmina Zian

« Un antisémitisme ordinaire ? » 

Yasmina Zian

« Un antisémitisme ordinaire ? »  Yasmina Zian

Historienne spécialiste de l’histoire coloniale belge, des enjeux postcoloniaux et de l’antisémitisme en Europe, Yasmina Zian enquête dans cet ouvrage – version  plus accessible de sa thèse – sur la criminalisation des Juifs étrangers par la Police des étrangers à Bruxelles entre 1880 et 1930. Ses travaux dévoilent un biais systémique de la police à l’encontre des Juifs étrangers qui sont constamment discriminés, malgré l’absence d’un projet idéologique qui formulerait une haine raciste au niveau de l’État belge. Elle démontre ainsi comment l’antisémitisme peut rester sous-jacent et se reproduire au fil du temps à travers les habitudes discriminantes de la police. Son enquête se concentre sur les Juifs hollandais et Polonais du quartier de Cureghem et démontre également la construction des stéréotypes envers un groupe précis. Ce travail est une contribution importante permettant de comprendre l’histoire des pratiques policières racialisantes et discriminantes. Pour le Groupe de recherche Achac, Yasmina Zian livre dans cette tribune les grands axes de sa recherche.

Un antisémitisme structurel ? Aujourd’hui, le concept de racisme structurel est fréquemment utilisé. Il indique que le racisme peut être partagé et diffus sans constituer un projet idéologique. Cette notion sous-tend que les structures mêmes de notre société, c’est-à-dire ses institutions, exercent des discriminations bien que les agents de l’État n’aient pas d’intention raciste ou ne soient conscients du caractère raciste de leurs actions. Ces perspectives d’analyse sur le racisme au sein de l’appareil d’État dans les sociétés contemporaines occidentales ont inspiré cette recherche sur l’antisémitisme en Belgique entre 1880 et 1930. 

Les étrangers qui ont fui les pogroms, les politiques discriminatoires telles que les restrictions professionnelles, éducatives ou géographiques, et qui ont cherché en Belgique un lieu d’accueil – parfois malgré eux, parce que le voyage prévu pour les États-Unis s’est arrêté à Anvers – sont stigmatisés par la Police des étrangers. Si la littérature avait déjà identifié la présence d’un antisémitisme latent avant les années 1930, elle n’avait cependant pas cherché à identifier la manière dont les fonctionnaires reproduisaient des pratiques discriminantes à l’égard des Juifs étrangers, ou les stratégies déployées par ces derniers pour les éviter. 

Cette enquête se base sur un échantillon élaboré à partir d’un quartier bruxellois, Cureghem, connu pour la population juive qui y habitait. Durant la période étudiée, Cureghem est en effet un lieu d’atterrissage d’abord et surtout pour les Juifs hollandais et après la Première Guerre mondiale, pour des Juifs des pays de l’Est, principalement polonais. Cette recherche aborde le travail policier et les pratiques de racialisation des agents de la Police des étrangers. 

Cette police, ancêtre de l’Office des étrangers, est chargée d’établir l’indésirabilité des étrangers et de les expulser le cas échéant. Pour faire son travail, elle rassemble des informations sur les étrangers tout au long de leur présence sur le territoire belge. Les dossiers individuels de cette police contiennent des informations pour définir l’identité, mais également des documents produits par l’État et ayant un rapport avec l’étranger : domiciliations, actes de naissance, de mariage et de décès, hospitalisation, infractions, enquête policière sur l’étranger... 

En analysant ces archives pour écrire une micro-histoire des relations entre étrangers et police, l’auteure montre comment les agents intègrent la « catégorie raciale » pour identifier la potentialité criminelle d’un étranger. Il apparait ainsi que selon les périodes, la police surveille les étrangers juifs de Cureghem parce qu’elle associe leur judéité soit avec des pratiques commerciales négatives quand ils sont Hollandais et colporteurs (1880-1914), soit avec le communisme ou le trafic de faux papiers quand ils sont de nationalité polonaise (dans les années vingt). Ces associations sont évidemment liées à la classe sociale de l’individu ; les étrangers juifs qui n’étaient ni ouvriers ni petits commerçants sont moins dans le radar. Finalement, le genre est aussi un facteur non négligeable, puisque la police, donnant peu de crédit aux femmes, leur épargnait de la sorte une surveillance discriminante sur base de leur race ou de leur classe sociale. 

Ce travail d'enquête met en lumière la longue tradition des pratiques racialisantes au sein de la police des étrangers.

Sommaire

Prologue – Pour une approche réflexive

Introduction – Enquête au cœur d'un quartier immigré bruxellois

 

Chapitre I – Les structures et instances de contrôle des étrangers
La Police des étrangers : genèse, mission et fonctionnement
La police communale d'Anderlecht et de Bruxelles : relais local de la surveillance des étrangers

Chapitre II – Le colporteur juif. Période d’avant-guerre (1880-1914)
L’immigration en Belgique au XIXe siècle
Le colporteur juif : stigmatisation, criminalisation et expulsion
Le colporteur et musicien ambulant italien : amalgame et criminalisation
Aux sources de la criminalisation

Chapitre III – L’ennemi est-il juif ou allemand ? Période de guerre (1914-1918)  
L’entrée en guerre : patriotisme et identité nationale
La collaboration de la Police des étrangers avec l’Allemagne
Le juif, traître et profiteur de guerre : écho d’une certaine presse clandestine
Le Consistoire : un comportement irréprochable
Sortie de guerre : la chasse aux sorcières
Défense de la nation et xénophobie montante

Chapitre IV – L’étranger polonais, communiste et juif : une stigmatisation croisée. Période d’après-guerre (1920-1930) 
Une menace politique
La perception du judéo-bolchevique au sein de l’establishment juif
Les Italiens antifascistes : comparaison avec les juifs polonais
L’habitus des fonctionnaires

Conclusion
Habitus xénophobe
Développement des outils de surveillance au tournant du siècle
Criminalisation
D’une guerre à l’autre