Un monde en nègre et blanc
par Aurélia Michel
Aurélia Michel est historienne, maîtresse de conférence à l’Université Paris Diderot et chercheure au laboratoire CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques). Ses travaux portent sur l’histoire des Amériques noires et latines au prisme de la « race », du racisme, de l’esclavage et du post-esclavagisme. Elle s’interroge également sur les processus de construction de l’État-nation en Amérique latine (territoire, institutions), notamment quant à l’intégration des populations noires et indiennes. Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial (Seuil, Points essai, 2020) analyse la constitution d’un « ordre social global » articulé autour de la « race » en Occident. À travers une histoire des représentations mentales, du vocabulaire, des pratiques sociales et des formes de travail, l’auteure met en lumière les métamorphoses de l’esclavage et du racisme, du XVe siècle à nos jours.
Les débats récents autour du racisme et du passé colonial, la dénonciation des violences policières envers les personnes racisé.e.s les enjeux juridiques de la définition du racisme, montrent que loin d'être une histoire périphérique du récit national, la question de la « race » est au cœur de notre identité française, européenne et occidentale.
Ce livre est né de la volonté de clarifier, auprès d'un public le plus large possible, la construction historique du racisme et avec elle, le poids encore très actif de l'esclavage dans nos relations sociales contemporaines. À partir de l'histoire du mot « nègre », le livre revient sur l'expérience de l'esclavage, dont nous avons minimisé l'importance dans le récit de l'Occident, pour comprendre les enjeux actuels du racisme et ce que peut bien vouloir signifier la « blanchité » aujourd'hui.
Reprenant les grandes étapes qui ont mené de l'esclavage méditerranéen puis africain et atlantique aux processus de colonisation européenne dans trois continents, le livre donne les clés historiques de la définition de la « race », et dévoile ses fondements économiques, anthropologiques et politiques.
Composé de trois parties — de l'expansion mondiale de l'esclavage jusqu'au XVIe siècle (« Empires »), puis de l'expérience atlantique de l'esclavage à grande échelle jusqu'à sa crise à la fin du XVIIIe siècle(« Période nègre »), et enfin des révolutions modernes au milieu du XXe siècle (« Le règne du Blanc ») — il suit un strict récit chronologique, qui permet au lecteur de progresser à travers une histoire de l'Occident qu'il croit familière. Fondé sur une large bibliographie et un ensemble varié de sources, il fait la synthèse des connaissances sur l'esclavage et de la race de manière accessible et pédagogique. Il propose à cette occasion une innovation à deux niveaux.
D'abord, l'originalité de cet ouvrage est d'articuler l'histoire de l'esclavage à celle de la « race » et de la colonisation, en insistant sur la continuité entre les abolitions et les projets coloniaux européens du milieu du XIXe siècle, et de manière plus générale l'expansion des économies de plantation à la fin du XIXe siècle. Tout au long de cette recomposition, la théorie raciale s'élabore pour servir de justification à une nouvelle organisation mondiale du travail. C'est en comprenant le lien historique très fort entre deux institutions – « race » et esclavage, l'une étant la mutation de l'autre, que le lecteur prend conscience de l'immense violence qu'elles continuent de charrier dans nos sociétés contemporaines.
Deuxièmement, le livre met en lumière le rôle central de l'expérience esclavagiste européenne dans l'histoire de l'Occident. Bien que nous connaissions depuis longtemps les faits – si ce n'est pour le grand public, au moins parmi la communauté historienne (la plupart des éléments exposés sont connus et publiés), nous ne nous représentons pas cette histoire comme la nôtre, au cœur de notre identité occidentale, mais comme celle des périphériques, des noirs, des victimes du racisme, de la marge. Or, le livre montre que l'expérience atlantique, fondée sur le travail forcé et la traite esclavagiste, non seulement a forgé la puissance économique de l'Occident, mais a aussi orienté ses catégories politiques, ses savoirs scientifiques et la construction de sa philosophie humaniste. Cette centralité est de plus en plus clairement mise en évidence au fur et à mesure que le récit avance vers l'époque contemporaine, justifiant le titre d'un « monde en nègre et blanc » qui est le nôtre.