« Une patrimonialisation muséale de l’histoire coloniale est-elle possible ? »
Par Pascal Blanchard et Nicolas Bancel
Pour la revue le portiQue, les deux historiens spécialistes du fait colonial, chercheurs au CRHIM (UNIL), Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, livrent leur analyse quant à l’incapacité de la France à mener une politique mémorielle d’importance sur la colonisation, et ce contrairement à d’autres pays européens. Ensemble, ils ont récemment co-dirigé Colonisation & Propagande. Le pouvoir de l’image (Le Cherche-midi, 2022) et Histoire globale de la France coloniale (Philippe Rey, 2022) et ont organisé le colloque international « Immigration, colonisation. Enjeux d’histoire / Enjeux de mémoire » le 20 septembre 2023 au Musée de l’Homme qui abordait justement ces enjeux de mémoire coloniale dans les musées. Dans cette tribune, les deux auteurs démontrent que cette béance se traduit notamment par l’omniprésence de l’extrême droite et de la droite sur ces enjeux en France, du fait également d’une méconnaissance historique mais aussi d’une absence de patrimonialisation de la période coloniale (sur le temps long) que sanctifierait l’édification d’un musée national qui lui serait dédié. Ce texte est une version réactualisée du texte publié par la revue le portiQue.
Après le traumatisme des décolonisations1, marquées par les guerres coloniales perdues – la guerre d’Indochine (1946-1954) et la guerre d'Algérie (1954-1962) –, l’histoire coloniale a durant trois décennies (1960-1990) été oubliée, comme en témoignent les manuels scolaires du début des années 1990, qui demeuraient encore très largement lacunaire sur l’histoire coloniale et des décolonisations2, et presque totalement aveugle quant aux conséquences à long terme de la colonisation en France ou de la question de la culture coloniale.
Mais le plus frappant au sujet de cette histoire introuvable est l’absence d’un musée de l’histoire coloniale en France tout au long de cette période d’invisibilité (1960-1990), mais également durant la période suivante, marquée par la médiatisation des enjeux mémoriaux (1990-2020), surtout si on compare cette situation aux autres métropoles coloniales, et par exemple aux tentatives d’appréhender de manière dynamique ces histoires en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne ou au Royaume-Uni. La France se retrouve désormais dans la même situation d’absence de patrimonialisation de ce passé que l’Italie ou le Japon.
Pourtant, à la fin des années 1990 — à partir de la fin du second mandat de François Mitterrand —, ce passé est devenu un enjeu politique et mémoriel majeur. Cela s’est traduit notamment par les lois mémorielles de 2001 sur la reconnaissance de l’esclavage et celle sur la « colonisation positive » en 2005. Le passé colonial s’est alors politisé entre une gauche qui n’a jamais su regarder en face cette histoire ou même parvenir à imaginer un lieu de savoir autour de celle-ci (sauf à dimension nostalgique et lié aux rapatriés), et une droite qui en fait une arme de combat contre la « repentance » – à l’image du discours à Toulon de Nicolas Sarkozy en février 2007 ou de celui à Rouen quelques semaines plus tard3 – et de mobilisation électorale ; et bien sûr de la droite extrême qui fait de la nostalgie coloniale un marqueur fort de son identité politique, du Front national (né de l’héritage de l’Algérie française) jusqu’au discours réactivé en 2022 par Éric Zemmour et son parti Reconquête ! lors de la campagne pour l’élection présidentielle.
Depuis ce tournant des années Sarkozy, l’anti-repentance est ainsi devenue un item récurrent de toute la droite – à l’image des propos de la candidate des Républicains Valérie Pécresse le 8 septembre 2021 : « la repentance ça suffit » – et bien sûr de l’extrême droite qui fait de la lutte contre la « repentance coloniale » l’un des thèmes du « combat culturel » qu’elle entend mener4. Ce combat a pris depuis 2019 des formes nouvelles, autour de la lutte contre le « décolonialisme », le wokisme, les études postcoloniales ou la cancel culture, prenant appui, entre autres, sur la condamnation du « déboulonnage » ou de la vandalisation de statues liées au passé colonial en France (dans l’hexagone et dans les outre-mer).
L’extrême droite fait par ailleurs de la période coloniale un fil conducteur historique entre les conflits d’hier (l’Algérie française) et le rejet des immigrés post-coloniaux aujourd’hui : « On est chez nous » est l’un des slogans électoraux du Rassemblement national qui évoque une « colonisation à rebours », alors qu’Éric Zemmour ne cesse d’invoquer une nouvelle colonisation arabo-musulmane menaçant de submerger la France, soit le « grand remplacement » de la population autochtone par les « colonisés » d’hier.
Mais le rejet de toute anamnèse sur l’histoire coloniale ne se résume pas à une régression politique de la droite. Elle inspire tout un mouvement au sein de la « gauche républicaine », à l’image du Printemps républicain, fondé par Laurent Bouvet et Gilles Clavreul en 2016, se faisant fort de lutter contre toute « repentance coloniale » aux côtés de ses objectifs principaux, soit la lutte contre le « communautarisme » et l’islamisme. L’Observatoire du décolonialisme, fondé en 2021, est un avatar de ce courant « républicaniste » qui entend lutter contre le « communautarisme et les idéologies identitaires », en dénonçant à coup de tribunes, de pamphlets ou de « colloques » les études postcoloniales et décoloniales, mais aussi les études sur le genre ou intersectionnelles. Toute étude critique sur le passé colonial est donc désormais susceptible de passer sous les fourches caudines de ce soi-disant « observatoire ».
On pourrait s’étonner d’un tel activisme dans un pays ne possédant pas de musée sur l’histoire coloniale et postcoloniale, ne disposant de pratiquement aucun poste à l’université ou au CNRS sur les questions postcoloniales5, mais l’opposition est ici « préventive ». Cette levée de boucliers, ardemment soutenu par certains titres de presse, à l’image du Point6, de Valeurs actuelles7, de Marianne8 ou encore du Figaro, n’est donc pas le signe d’une submersion des thématiques postcoloniales ou critiques envers le passé colonial en France, mais témoigne d’une véritable panique morale quant au devenir d’une image rêvée de la France, incarnant l’aveuglement à la « race » (et donc par nature antiraciste), la promotion de l’Universel, l’égalité entre tous.
Nous posons l’hypothèse que cette configuration s’origine en partie dans l’impossibilité de « normaliser » l’histoire coloniale, notamment par une démarche de patrimonialisation dans un espace muséal ou d’un travail en profondeur – comme l’a initié en 2021 Benjamin Stora autour des mémoires coloniales et du conflit entre la France et l’Algérie9 –, qui permettrait d’établir un récit prenant en compte la complexité de l’histoire coloniale et les conséquences de ce passé à long terme. C’est l’histoire de cette impossibilité – qui se manifeste d’abord comme nous allons l’analyser ici dans des projets partiaux, nostalgiques et inaboutis –, que nous nous proposons d’établir dans cette contribution.
Conflictualités mémorielles
De fait, le refus depuis les indépendances de prendre en charge l’histoire coloniale en l’institutionnalisant, l’incapacité de transmettre une histoire pour tous pendant plusieurs décennies, l’absence du moindre lieu de transmission d’une mémoire collective, a conduit chacun en France à chercher, dans la nostalgie ou la revendication, « sa » mémoire, sur fond d’articulation de ce passé avec les migrations contemporaines, majoritairement issues des anciennes colonies.
La polarisation des positions sur ces questions mémorielles de la droite dans son ensemble et des « républicanistes » de tous horizons se déploient sur le fond de cette inaction de l’État quant à la patrimonialisation de l’histoire coloniale. En 2021-2022, le rapport Stora (mais n’abordant que l’histoire franco-algérienne) marque certes un tournant important, mais il est symptomatique aussi d’une difficulté d’appréhender dans toutes ses dimensions la globalité du passé colonial de la France, comme l’écrivait très justement Achille Mbembe10. Celui-ci a largement initié le travail de déconstruction du rapport entre la France et l’Afrique avec le sommet de Montpellier en 202111, faisant suite à d’autres initiatives marquantes de ce quinquennat comme le rapport Duclert sur le Rwanda et le génocide des Tutsi12, la dynamique de valorisation dans l’espace public de personnalités issues des immigrations, des outre-mer et du passé colonial avec le recueil « Portraits de France »13 ou la dynamique imprimée à la restitution du patrimoine pillé à l’époque coloniale14. Malgré ces initiatives sous le dernier mandat présidentiel (2017-2022) – et en rupture avec les mandatures précédentes –, la capacité d’englober le passé colonial comme un tout n’a pas été possible ou pas souhaitée.
Il est essentiel de rappeler que l’État en France a toujours joué un rôle central dans le régime des commémorations et de la patrimonialisation de l’histoire, cette dernière étant conçue, depuis la IIIe République, comme le fermant d’une mémoire commune garantissant l’unité de la Nation. En matière de passé impérial, la règle d’or semble être le statu quo, la « lecture lucide » de ce passé ou la « nostalgie bienveillante ». Aussi, que faire d’un si encombrant héritage, dont les potentialités conflictuelles semblent très élevées, lorsque les responsables politiques en font une question identitaire et que les gouvernements successifs abandonnent aux militants les plus engagés la gestion de cette mémoire ?
Il suffit de replonger dans le projet marseillais initié par François Mitterrand au début des années 1980, validé par la droite et légitimé par la gauche (il a connu différents noms), les fantasmes montpelliérains d’un Georges Frêche soutenant l’édification d’un musée des Français d’Algérie à des fins électoralistes ou l’unanimité des partis politiques en février 2005 à voter deux articles politisant l’enseignement de ce passé (et faisant le lien avec le projet marseillais de musée nostalgique), pour mesurer le grand écart entre le travail du temps – nécessaire pour faire le deuil des passés les plus douloureux, comme le montre le tournant de 1995 pour Vichy – et l’impossible écriture de ce passé au cœur de la République15.
Focus : François Mitterrand et le projet à Marseille
Après la loi d’amnistie de 1982 concernant les généraux et acteurs de la lutte pour l’Algérie française, voulue par François Mitterrand, des associations de rapatriés telles le Recours, vont soutenir à partir de septembre 1983, l’initiative de l’Élysée de créer un musée pour la mémoire rapatriée. Le dossier est confié à Maurice Benassayag (ancien d’Algérie) — directeur de cabinet du secrétaire d'État aux Rapatriés — au conseiller de l'Élysée chargé des associations de rapatriés Jacques Ribs, et ils lancent une mission de réflexion autour du patrimoine des rapatriés des anciennes colonies du Maghreb. En 1984, tout est en place pour bâtir un « centre culturel » pied-noir, avec l’objectif de l’installer à Marseille dans la ville de Gaston Deferre. Le projet progresse, jusqu’au retour de la droite au pouvoir et de Jacques Chirac. Avec lui le projet change d’échelle, il poursuit l’idée et le transforme en « mémorial », et en 1987 est créé le Comité national du mémorial de la France d'outre-mer, avec le soutien implicite de l’Élysée pour « rendre un hommage solennel à l'œuvre de la France dans ses anciens territoires ainsi qu’à l’histoire et l’action des Français d’Outre-mer ». Redevenu maire de Paris en 1989, Jacques Chirac tente de garder le projet, en imaginant l’installer Porte Dorée, mais l’Élysée reprend la main et confirme l’implantation à Marseille. Les débats sont nombreux (notamment au sein du PS) et le profil du projet voit les différents acteurs s’opposer, même si Maurice Benassayag est de retour à la tête de la délégation ministérielle aux rapatriés. Fin 1989, la ville de Marseille est officiellement désignée, les budgets sont débloqués et Robert Vigouroux reçoit le soutien de François Mitterrand, alors que les associations rapatriées critiquent désormais la mainmise de la municipalité sur le mémorial, qui deviendra totale à l’issue du second mandat de François Mitterrand et l’arrivée de Jean-Claude Gaudin à la mairie de Marseille. Désormais le projet bascule de la gauche à la droite.
La « période Chirac » a ainsi été marquée par une forte activité mémorielle, consacrée par la construction en 2002 du Mémorial national de la Guerre d’Algérie et des Combats du Maroc et de la Tunisie sur le quai Branly, à deux pas du musée des arts premiers16. Ce monument charnière (dont l’idée première revient à Lionel Jospin), soldait pour Jacques Chirac et la droite le passé militaire de la colonisation17, tout en évitant d’aborder la complexité des conflits coloniaux.
En 2002-2003, Jacques Chirac souhaite ensuite changer le destin du Musée des arts africains et océaniens (MAAO), chargeant Jacques Toubon de présider une mission de préfiguration pour le transformer en Musée national de l’histoire de l’immigration. Or, le MAAO occupe un bâtiment construit à l’origine pour l’Exposition coloniale internationale de 1931 : des fresques monumentales ornent les murs extérieurs, évoquant les peuples coloniaux et la « mission civilisatrice » de la France. À l’intérieur, on retrouve également de grandes fresques aux motifs comparables. Un tel bâtiment, aussi chargé d’histoire, aurait dû selon toute logique être destiné à abriter un musée de l’histoire coloniale. Mais le sujet est alors trop sensible, un autre projet est en marche (à Marseille, sous l’égide désormais de la mairie et qui fait d’ailleurs débat au sein même des mouvements rapatriés) et il faut donc trouver une nouvelle destinée au MAAO en s’appuyant sur des personnalités acceptant de valider cette initiative voulue par l’Élysée (comme Gérard Noiriel ou Philippe Dewitte) et surtout conférer à ce projet un caractère « indiscutable » (ici l’histoire de l’immigration) pour éviter tout retour sur le passé colonial.
Le tour de passe-passe a parfaitement fonctionné, même s’il faudra près d’une décennie avant que le MNHI ne soit inauguré par un Président de la République, sous l’impulsion de Benjamin Stora qui préside alors le conseil d’orientation du musée18.
Pour comprendre ces mutations (et blocages), il faut revenir quinze ans en arrière. L’acmé des conflits autour de la mémoire coloniale se situe en effet dans les années 2005-2006, lorsque la production intellectuelle, scientifique, historique, médiatique et cinématographique sur l’histoire coloniale s’est brutalement déployée. Mais ce tournant n’a pas alors débouché sur une patrimonialisation de l’histoire coloniale. Dans le même temps (et en réponse à cet immobilisme), l’enjeu mémoriel s’est politisé autour des questions identitaires, des débats sur l’immigration et la « repentance », instrumentalisés par les intellectuels néoréactionnaires (en particulier Pascal Bruckner et, déjà, Éric Zemmour), et sur le rejet d’une histoire réputée « dangereuse » pour la République (à travers les écrits de Pierre Nora ou de Daniel Lefeuvre19).
En contrepoint, l’émergence de revendications mémorielles, axées sur la reconnaissance des violences coloniales et leurs héritages, sont désormais portées essentiellement par les minorités diasporiques postcoloniales – après avoir été le fer de lance de militants antiracistes ou issus de l’extrême-gauche tiers-mondiste dans les années 1970. La naissance des Indigènes de la République en 2005, se réclamant explicitement d’une analyse des effets à long terme de la colonisation en France, et notamment la persistance d’un « racisme systémique » postcolonial et des discriminations affectant les descendants des immigrations coloniales et postcoloniales, est symptomatique de ce processus et de sa radicalisation dans le débat public.
Le cas de la mémoire coloniale, animée par des groupes fortement opposés, apparaît singulier car on ne retrouve pas les mêmes processus d’assimilation et d’incorporation aux systèmes de patrimonialisation et de commémoration qui ont signés pour Vichy, la Résistance ou la Déportation, l’incorporation « officielle » de ces pages d’histoire. De fait, tout au long des décennies qui précédent le tournant de 2005-2006, les monuments construits et les projets muséographiques traitant du passé colonial ont été marqués par une mémoire nostalgique (voire pro-Algérie française et pro-OAS), et par une localisation géographique délimitée : le sud de la France (de Nice à Marseille, de Toulon à Montpellier, d’Aix-en-Provence à Béziers). Ces monuments poursuivent symboliquement les réinstallations de statues de « héros coloniaux » en provenance de l’ex-empire au cours des années 1965-1975 dans toute la France et le plus souvent dans les villes où étaient nées ces « grandes figures impériales », à travers l’édification de stèles et de monuments faisant référence à la nostalgie coloniale et notamment à l’Algérie française.
Parsemer le territoire d’un vaste maillage de mémoriaux, c’est pour ces activistes ne pas perdre une seconde fois cette « Guerre d'Algérie mémorielle » et faire des immigrés postcoloniaux les « fellaghas » des temps modernes.
Mémoriaux et monuments
Tout au long des années 1980 et 1990, les monuments et commémorations nostalgiques vont ainsi se succéder, et loin de s’essouffler, la dynamique va s’accélérer au cours des années 2000, portée par une nouvelle génération20. En 2007, lors de sa campagne, le candidat Nicolas Sarkozy prononcera, à Toulon – symbole de la nostalgie impériale –, son fameux discours de glorification de l’entreprise coloniale, une « œuvre de civilisation » outre-mer. Peu d’observateurs ont compris l’acte solennel de ce discours en ce lieu, à l’exception des militants « rapatriés » et frontistes pour qui ce moment était une véritable reconnaissance de leur combat et de leur fidélité à l’« œuvre coloniale de la France » quarante-cinq ans après les indépendances21. Il défend à cette occasion l’idée d’un immense mémorial qui doit être édifié à Marseille, alors que la ville est déjà en train d’abandonner ce projet.
En fait, c’est au cours des années 2000 que se transforme l’idée — à l’origine de François Mitterrand (voir le focus ci-dessus) — de ce Mémorial de la France d’outre-mer à Marseille (porté désormais par la municipalité de Jean-Claude Gaudin) et d’un équivalent spécifiquement dédié à l’Algérie à Montpellier (soutenu activement par la gauche régionale derrière Georges Frêche). Un maillage local impressionnant se met alors en place : Nice, Toulon, Aix-en-Provence, Montpellier, Marseille, Nîmes, Béziers, Théoule-sur-Mer, Marignane… La stratégie consiste à occuper l’espace mémoriel laissé vacant au plan national sur la période coloniale, en imposant dans un lieu « officiel » central dans cette région un musée, idéalement à Marseille dans l’ancienne capitale d’empire – mais aussi à Montpellier directement lié à l’identité pied-noir –, pour affirmer une lecture univoque du passé impérial.
À Marseille, le projet a progressivement pris le nom de Mémorial national de la France d’outre-mer (MoM) pour lui donner une posture plus acceptable (et comme le double nécessaire du Musée de l’immigration parisien). Ce projet marseillais mérite qu’on s’y arrête, car il demeure le plus symbolique et le plus important, impliquant l’État, une grande ville française et l’un des principaux responsables de l’UMP (ancêtre des actuels Républicains). Une poignée d’universitaires l’ont soutenu, à l’image de Daniel Lefeuvre et de Marc Michel22, groupe animé par Jean-Pierre Rioux – inspecteur général de l’Éducation nationale – et Jean-Jacques Jordi.
Très vite, la participation de l’État — au milieu de l’été 2003, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, confirme que l'État va s’associer à ce projet — va conférer une dynamique nouvelle au projet marseillais qui passe de 2.800 à 3.800 m2, avec un budget prévisionnel de onze millions d’euros. Le mémorial devait alors être inauguré en 2007 sur le boulevard Rabatau.
Pour ses concepteurs, le Mémorial national de la France d’outre-mer est avant tout destiné à retracer l’histoire et entretenir la mémoire des Français ayant vécu dans l’ex-Empire au cours des XIXe et XXe siècles, plus que porter un regard critique sur le passé colonial. Il s’agit bien d’un hommage à leur action « civilisatrice », et non d’un lieu de savoir. À la demande des associations de rapatriés, partie intégrante du Conseil scientifique, l’Algérie est définie comme le « point central du mémorial ». Il est à noter que, dans le premier texte gouvernemental porté par la ministre UMP Michèle Alliot-Marie en 2003 (faisant suite à la mobilisation orchestrée par Philippe Douste-Blazy auprès des députés), qui aboutira à la loi de février 2005 (portée par les députés Christian Kerk, Michèle Tabarot23 et Christian Vanneste)24), le projet de mémorial était clairement lié à la loi sur la « colonisation positive ».
Toute la droite le soutient, le Front national se montre satisfait, et la gauche marseillaise est silencieuse connaissant le poids du « vote pied-noir » et mesurant l’enjeu lié à l’immigration dans la région PACA.
Au même moment, à Marseille, l’équipe du mémorial s’attache à marginaliser le projet du futur Mucem, qui commence à lui faire de l’ombre. La guerre va s’engager entre les deux projets dans la capitale phocéenne. Et, malgré son caractère officiel, il va faire l’objet de nombreuses oppositions – tant d’historiens que d’associations marseillaises – oppositions qui ont, selon toute probabilité, fortement contribuées à l’abandon final du projet… malgré la promesse du nouveau Président de la République de le soutenir.
À Montpellier, le musée d’histoire de la France en Algérie (1830-1962), placé sous la conduite initiale de l’historien de l’Algérie coloniale Daniel Lefeuvre (l’un des porte-paroles du combat contre la « repentance ») – jusqu’à sa démission tardive (suite aux polémiques devant le projet du musée qui devait d’abord glorifier les réalisations des Français en Algérie) du conseil scientifique – s’affirme comme le second pilier de cette nostalgie coloniale. Initié par Georges Frêche, le projet sera mis en sommeil quelque temps, puis va être ranimé par la nouvelle maire de la ville, Hélène Mandroux, à partir de 2008, avec un conseil et un projet désormais plus ouvert sur le plan historiographique. Mais l’élection en 2014 de Philippe Saurel signe la fin d’un projet que le candidat avait promis de supprimer, en raison des nombreuses polémiques qui avaient accompagné sa genèse25. Vieux serpent de mer, le projet est relancé en 2021, sous une forme différente, par la nouvelle municipalité et dans le cadre des propositions du rapport Stora26.
De fait, l’évolution des positions de la droite républicaine depuis 1995 (avec le discours à Toulon comme nous l’avons vu), en passant par le projet de loi Douste-Blazy/Alliot-Marie et le vote de la loi du 23 février 2005, mais aussi d’une partie de la gauche socialiste, explique l’émergence de ces projets. De fait, la « fierté coloniale » est alors un argument acceptable pour la droite républicaine dans sa concurrence avec la droite-ultra, désirable même au sein d’une partie de la droite notamment dans le sud-est de la France27, tout en en s’opposant au discours « gauchiste » critique à l’égard du passé colonial ; alors qu’à gauche, la vieille rengaine électorale molletiste n’était pas totalement morte face aux intérêts électoralistes.
En vérité les polémiques nées de la loi de février 2005 (obligeant Jacques Chirac à revenir sur l’article 4 de celle-ci) vont rendre caduque ces deux projets. Les réactions sont alors, en effet, vives, car la conjoncture est justement à la découverte de ce passé colonial au cours de ces années charnières. De nombreux historiens se mobilisèrent et la grande majorité refuse tout soutien à ce projet clairement nostalgique28. Désormais, il est trop tard pour les nostalgiques, l’époque (2007-2010) ne permet plus de bâtir de tels lieux alors que dans toute l’Europe le mouvement d’une revisitation critique de l’histoire coloniale se développe dans les musées. Le projet de Marseille, par exemple, n’était plus envisageable sans prendre de sérieux risques politiques au plan national — et local, la municipalité commençant à prendre ses distance en 2006 —, et le nouveau Président de la République va s’engager sur un nouveau projet, considéré comme moins sulfureux – mais finalement tout aussi polémique –, la Maison de l’histoire de France. Une page se tourne en 2010.
L’échec des projets marseillais, montpelliérain et de Maison de l’histoire de France est évident à l’issu de ce long processus. Mais, dans le même temps, ces projets ont neutralisé pendant près de deux décennies (1995-2012) toute possibilité de voir émerger un véritable projet muséal pour un lieu de savoir sur la colonisation. À cet égard, l’un des objectifs est atteint : obliger ceux qui veulent poser un autre regard sur le passé colonial à être sur la défensive.
Une mémoire critique en marge
À partir de 2012 et après la digestion de l’échec marseillais, un nouveau rapport de force se met en place, avec pour objectif de récuser à nouveau la « repentance » supposément portée par les socialistes au pouvoir, et dont Christiane Taubira serait le symbole. La lutte mémorielle prend alors une autre forme, en récusant par avance toute avancée possible sur le passé colonial et l’histoire de l’esclavage et en réaffirmant une emprise sur le territoire à travers l’édification de stèles et de mémoriaux.
L’idée sous-jacente à cette nouvelle stratégie est claire : après l’échec du quinquennat de Nicolas Sarkozy et les renoncements de Marseille, de Montpellier et la mise en procès de la loi de 2005, il est temps de s’appuyer sur le renouveau frontiste symbolisé par Marine Le Pen (le changement du Front national en Rassemblement national, est acté en 2018), les élus de droite du Sud de la France et les nombreux de militants nostalgiques toujours actifs sans attendre la fin de la parenthèse « hollandiste ». Celle-ci se matérialise par un immobilisme certain sur la question coloniale, aucun projet initié par l’État ne voyant le jour sous la mandature de François Hollande.
Le contexte international, l’omniprésence du discours des néo-réactionnaires, la crise des banlieues, les victoires du Front national aux municipales à Béziers et Fréjus, comme le score du Front national aux Régionales de décembre 2015, restaurent de solides fondations pour reprendre cette lutte avec pour objectif de « légitimer » l’édification d’un musée (ou son équivalent) qui valoriserait le passé colonial, tout en tenant compte désormais du nouvel environnement politique. Face à ces monuments et à ce discours de « défense de l’œuvre coloniale de la France » (que porte notamment un pamphlétaire comme Éric Zemmour), les contre-exemples critiques du passé colonial français ne sont pas légions, mais ils existent néanmoins tout en étant beaucoup plus modestes.
Le statu quo en matière de regard sur ce passé s’est donc imposé au cours des deux dernières décennies, irriguant une véritable « guerre des mémoires29 » fondée explicitement sur la peur que ce passé devienne un motif de ressentiment pour les jeunes issus de l’immigration postcoloniale, héritiers de « l’humiliation » de leurs aînés. Pierre Nora souligne dans Le Figaro du 26 mai 2015 que c’est cette population qui est source du problème actuel, et que « la pression migratoire alimente l’inquiétude de nos concitoyens ».
Quelles perspectives ?
À contrario, l’histoire et la mémoire de l’esclavage ont trouvé une place significative dans le champ des musées et mémoriaux, à l’image du Mémorial de l’abolition de l’esclavage inauguré à Nantes en 2012 jusqu’au mémorial ACTe inauguré à Pointe-à-Pitre en 2015. Un processus qui trouve son origine dans la loi Taubira de 2001 (une rupture qui n’a pas d’équivalent au sujet de l’histoire coloniale contemporaine).
Aujourd’hui encore, les mémoires coloniales restent majoritairement du ressort du privé, elles s’expriment à bas bruit, « par le bas », tant pour les tenants d’une mémoire « positive » de la colonisation – qui dominent objectivement les espaces commémoratifs et mémoriaux locaux –, reprenant la vieille antenne des « bienfaits de la colonisation », de la « mission civilisatrice » et du « sacrifice » des colons et des militaires, que pour ceux qui souhaitent voire reconnus les « crimes de la colonisation », minoritaires mais actifs, et ne bénéficiant pratiquement d’aucun soutiens politiques localement.
Certes, l’action politique lors du dernier mandat d’Emmanuel Macron a fait bouger les lignes sur plusieurs questions (pieds-noirs, harkis, 17 octobre, rôle de l’armée, archives…) dans la continuité des déclarations du candidat en 2017 qui avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », mais dans le même temps l’invention d’un « ennemi de l’intérieur » identifié comme un groupe de « décoloniaux » va réduire au silence toute vision critique sur le passé colonial. Ces mémoires sont désormais attisées par les néo-réactionnaires et les déclinistes qui voient dans le passé colonial l’une des origines de la crise actuelle de la France. Elles sont surtout l’un des fers de lance du discours électoral et idéologique du Rassemblement national et de l’aile droite du parti Les Républicains (ex-UMP), qui considèrent que cet enjeu mémoriel est un enjeu politique. Elles sont, enfin, manipulées par les radicaux « décoloniaux », allant de Dieudonné et autres trublions du web jusqu’aux Indigènes de la République (PIR), qui ont considérablement radicalisé leurs discours.
Ces mémoires sont par ailleurs adossées à des forces sociales bien réelles. C’est ce qui rend un travail de patrimonialisation national si difficile, d’autant plus que le monde des musées n’est pas demandeur aujourd’hui d’un tel lieu, qu’occupe symboliquement – et en fait imparfaitement – le Musée du quai Branly au regard de ses évolutions récentes, mais aussi le MNHI avec les mandats de Benjamin Stora ou celui (plus récent) à la tête du Palais de la Porte dorée de l’historien Pap Ndiaye (devenu ministre de l'Éducation en 2022) qui a programmé pour 2024 au sein du musée une grande rétrospective sur l’Exposition coloniale internationale de 193130. Si plusieurs tribunes sont publiées31 et si quelques projets émergent (comme à Paris32 ou au sein d’institutions33), ils ne s’imposent pour l’heure pas auprès des autorités politiques. La situation de la France est désormais extraordinaire et marginale dans le paysage des anciennes métropoles qui, toutes – à l’exception du Japon impérial (qui a cependant reconnu sa responsabilité en Corée pour la « prostitution institutionnelle » des Coréennes destinées à l’Armée impériale), de l’Italie et du Portugal où les indépendances remontent au milieu des années 1970 –, ont su se doter d’outils muséographiques consacrés à cette page-clé de l’histoire mondiale.
Un musée sur l’histoire coloniale, scientifiquement inattaquable et réunissant toutes les sensibilités historiographiques en France – dans une véritable dynamique comparatiste –, instituant le débat comme premier mode de fonctionnement, éclairant la complexité du phénomène colonial et ne faisant aucune impasse, ni sur sa violence intrinsèque, ni sur ses ambivalences, ni sur ses conséquences à long terme, est-il définitivement inenvisageable dans un tel contexte ? « Ni “musée des indigènes”, ni “musée des communautés françaises”, constate Benjamin Stora, car tout projet doit veiller à ne pas réduire l’histoire à une seule de ses dimensions. [Car il] faut absolument préserver de tels lieux de la sanctuarisation communautaire3. » Ce « désir », sera difficile à réaliser, car cette création n’est portée par aucun mouvement politique majeur.
Tout discours critique sur l’histoire coloniale de la France et plus encore sur les conséquences postcoloniales de la colonisation apparaissent ainsi comme une remise en cause de la France elle-même, de sa grandeur, de son destin. Il est frappant de constater que l’idéologie qui portait ces projets nostalgiques de patrimonialisation de l’histoire coloniale – soit la réhabilitation d’un récit national proche de celui érigé sous la IIIe République –, s’est transférée au champ politique. Force est de constater qu’elle occupe désormais un large spectre de celui-ci, de la droite à la gauche républicaine (dans la continuité d’une partie de la gauche socialiste à l’époque du premier mandat de François Mitterrand).
Cette idéologie d’un ressourcement à un récit national traditionnel a contribué à la dynamisation d’un ensemble d’hydres à combattre, présentées comme « décoloniales ». L’érection de ces chimères contribuent à la polarisation des positions – comme dans les décennies précédentes –, alors que les forces sociales directement liées à l’histoire coloniale – rapatriés, harkis, immigrés (post)coloniaux et leurs descendants – demeurent évidemment opposées quant à l’interprétation de cette histoire. Tous les éléments sont donc en place pour rendre extrêmement difficile l’érection d’un lieu de savoir – un musée – sur l’histoire coloniale et postcoloniale, et faire enfin rentrer celle-ci dans une histoire partagée alors que la France vient de « commémorer » le 60e anniversaire des Accords d’Évian.
1 Ce texte reprend des éléments d’une contribution à l’ouvrage Vers la guerre des identités (Paris, La Découverte, 2015).
2 Raphaël Granvaud, « Colonisation et décolonisation dans les manuels scolaires de collège en France », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°99, 2006, p. 73-81.
3 « Trois semaines plus tard, à Rouen, [Nicolas Sarkozy] affirme vouloir “remettre la France à l’honneur” en dénonçant “la repentance, mode exécrable à laquelle je vous demande de tourner le dos” » rappelle Marc-Olivier Baruch, « Éloge de la repentance », Le Monde, 12 mai 2007.
4 Voir par exemple « Algérie : Zemmour écarte toute repentance de la France », Le Point, 17 janvier 2022.
5 https://gillesbastin.github.io/chronique/2021/04/07/les-fallaces-de-l%27antidecolonialisme.html
8 « L'offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l'identité… », Marianne, 11 avril 2019.
13 https://www.ecologie.gouv.fr/portraits-france
15 Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Paris, Hachette littérature, 2006.
16 Trois mois plus tard, en voyage en Algérie, pour de nouveau équilibrer son engagement, le président de la République évoque le conflit et ce passé « encore douloureux ».
17 Ce monument aux morts est très symbolique, puisqu’il est formé de trois colonnes aux trois couleurs de la nation, avec les noms des 22 959 Français et Harkis, qui sont tombés pour la France, défilant sur les panneaux lumineux.
18 https://www.liberation.fr/debats/2017/10/12/l-immigration-au-dela-de-l-histoire-coloniale_1602708/
19 Daniel Lefeuvre, Michel Renard, Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?, Paris, Larousse, 2008.
20 Alain Ruscio, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Paris, La Découverte, 2015.
21 Emmanuel Comtat, Les pieds-noirs et le politique, quarante ans après leur retour, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
22 Marc Michel est, avec Daniel Lefeuvre un des principaux animateurs du site internet Études coloniales, soutien actif de ces différents projets.
23 Dont le père Robert Tabarot fut un des dirigeants de l’OAS à Oran.
24 Sandrine Lemaire, « Une loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
25 https://yewtu.be/watch?v=dy6Ejl0zDPA
27 Benjamin Stora, « La Guerre des mémoires », Hommes et Migrations, n°1268-1269, juillet-octobre 2007.
28 Daniel Hémery, « À propos du mémorial de l’œuvre française outre-mer », rubrique « Opinion », lettre de Daniel Hémery datée du 31 mars 2001, Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2001.
29 Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial (entretien avec Thierry Leclère), Paris, Éditions de l’Aube, 2007 ; Pascal Blanchard, Marc Ferro, Isabelle Veyrat-Masson, Les Guerres de mémoire dans le monde, Hermès, n°52, octobre 2008.
31 https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/05/13/pour-un-musee-des-colonisations-et-de-l-esclavage_4919177_3232.html ; https://www.liberation.fr/arts/2012/05/08/manifeste-pour-un-musee-des-histoires-coloniales_817262/
33 On note que la question de l’érection d’un musée de l’histoire coloniale est portée par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, qui en fait la sixième question d’un questionnaire adressé à tous les candidats à la présidentielle de 2022 : https://yewtu.be/watch?v=7jnKx7lnBVs
34 Benjamin Stora, op. cit.