Les tribunes

Titre Les tribunes
« Vivre avec un handicap physique en France »

« Vivre avec un handicap physique en France » 

par Marc Cheb Sun

« Vivre avec un handicap physique en France »

Dans une enquête intitulée « Vivre avec un handicap physique en France » consacrée aux difficultés auxquelles sont confrontées quelques 12 millions de personnes en France, les journalistes Florian Dacheux et Cynthia Augustin rappellent que le handicap est la première cause de discrimination en France. En effet, pour les personnes en situation de handicap, les obstacles concernent chaque aspect du quotidien : l’accès à l’emploi, à un logement adapté, aux transports, à l’école, aux loisirs, à la culture, à la santé… Marc Cheb Sun, fondateur du média en ligne D’Ailleurs et D’Ici, et auteur de romans comme Et je veux le Monde (JC Lattès, 2021) ou Et bang ! à paraître le 4 novembre 2024, propose en tribune pour le Groupe de recherche Achac, une synthèse de l’enquête publiée sur D’Ailleurs et D’Ici, il en décrypte les points forts et amorce des éléments de réponses aux questions suivantes : Pourquoi, en 2024, le sujet du handicap n’est-il toujours pas vu comme prioritaire ? Comment s’extraire des limites validistes de notre société ? Ne serait-il pas temps d’inclure dans le débat et les décisions les personnes directement concernées ?

Une approche sociétale, culturelle et sociale du handicap

C’est une vision radicalement différente de la question Handicaps que proposent dans cette grande enquête publiée d’abord sur D’Ailleurs et D’Ici, puis reprise par Mediapart, les journalistes Florian Dacheux et Cynthia Augustin. Pas une vision compatissante, paternaliste. Ce sujet essentiel, ramené — avec d’autres — à une périphérie de la vie politique, est ici analysé dans sa dimension sociale, sociétale, culturelle. Politique, donc. Elle met en cause le validisme, une idéologie de domination et d’exclusion. 

Le handicap reste le premier motif de discriminations en France, devant l’origine (certes peu mesurée en tant que telle). Principaux obstacles pour les 12 millions de Français concernés ? L’accès à l’emploi, à un logement adapté, aux transports, à l’école, aux loisirs, à la culture, à la santé… À la vie.

Pourquoi stagne-t-on ? Quelles en sont les causes ? Qu’en est-il de la loi de 2005 ? Comment s’extraire des limites validistes de notre société ? Ne serait-il pas temps d’inclure dans le débat et les décisions les personnes directement concernées ?

La discrimination commence dès la petite enfance puis à l’école. Depuis 2005, le nombre d’enfants handicapés scolarisés, dans les milieux dits ordinaires et spécialisés, a malgré tout plus que doublé, atteignant 475 000 élèves. Mais selon une étude inédite de la Direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques publiée en décembre dernier, les enfants en situation de handicap restent très largement gardés par leurs parents. En cause, de très nombreuses défaillances qui entraînent des dérives. D’un côté, le manque d’effectifs formés, une charge de travail supplémentaire et un manque à gagner. De l’autre, un accueil plus souvent à temps partiel et des signes de maltraitance pointés du doigt. Et ces discriminations se perpétuent tout au long de la vie. Et ces discriminations se perpétuent tout au long de la vie, allant jusqu’à une maltraitance pouvant entraîner des grèves de la faim et des actions revendicatives radicales.

Alors que le Comité des Nations unies reproche à la France d’avoir une approche trop médicale des handicaps et pas assez centrée sur les droits de l’Homme, quelles sont les causes de notre stagnation et de notre retard ? Évidemment, le temps du Moyen Âge où le handicap suscitait la peur au point de cacher les personnes dans des hospices, est loin de nous. En 1656, Louis XIV ordonne dans ce but la construction de l’Hôpital la Salpêtrière. Puis viendront, à partir des années 1840, les Freak Shows*, ces divertissements mondains où l’on exhibe des personnes handicapées en phénomènes de foire, au même titre que les « bouffons de la cour » de petite taille dont étaient très friands les souverains français. 

En portons-nous l’héritage ? Pourquoi, en 2024, le sujet du handicap n’est-il toujours pas vu comme prioritaire ? « C’est systémique, c’est historique, c’est ancré », répond Pierre-Yves Baudot, professeur de sociologie à l’Université Paris-Dauphine/PSL, chercheur à l’IRISSO, qui poursuit : « Nos rues, nos bâtiments, nos façons de travailler, notre productivité au travail sont pensés pour et par des valides. C’est en cela que la notion de validisme est un mécanisme d’oppression qui cible toutes les personnes qui ne sont pas dans les normes de production et de reproduction. » Co-auteur de l’ouvrage Le handicap, cause politique, Pierre-Yves Baudot montre combien le handicap constitue un élément structurant des inégalités sociales, mais qui n’est pas du tout perçu comme cela. « C’est la première cause de discrimination mesurée en France par le Défenseur des droits, mais c’est aussi une situation qui n’est pas du tout perçue collectivement comme une inégalité. Les personnes handicapées doivent au quotidien en faire beaucoup plus que tout le monde. L’injonction à l’héroïsme est problématique car la cause n’est pas vue comme politique, mais comme une question individuelle. On va dire qu’un para-athlète accomplit des choses extraordinaires malgré son handicap. Une personne handicapée, tous les jours, accomplit un énorme travail supplémentaire en raison de l’inaccessibilité du monde social. » 

Des collectifs militants issus de la nouvelle génération émergent. Et reprennent le flambeau amorcé, dans l’après mai 68, par Les handicapés méchants, apparus dans la foulée du MLF, du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et du Black Panther Party aux États-Unis qui consacrèrent un numéro spécial de leur média à la question politique du handicap. 

« Les approches classiques médicalisent le handicap et postulent que c’est à l’individu de se “réparer” pour s’adapter à son environnement social, quand les disability studies concentrent elles leurs recherches sur les barrières socio-culturelles qui limitent l’inclusion des individus. Le glissement sémantique du terme “handicapé·e” à celui de “personne en situation de handicap” dans les années 1980 illustre bien cette approche : le handicap n’est ainsi plus le seul fait constitutif d’une personne, mais bien la conséquence des interactions de l’individu avec son environnement », explique la revue Eve [1].

Depuis octobre 2018, le collectif Handi Social a fait le choix de cesser la défense des droits individuels pour se recentrer sur une action de défense collective : « Nous demandons à la France de cesser de confondre associations de personnes concernées, représentatives, et associations gestionnaires, qui parlent encore en notre nom ». Dernière action coup de poing marquante ? Le blocage des pistes de l’aéroport de Toulouse, leur a valu un procès. Ironie de l’histoire, en mars 2021, le tribunal correctionnel de Toulouse s’est avéré totalement inaccessible, provoquant un traitement indigne des prévenus en situation de handicap, et rendant impossible un jugement équitable et des débats contradictoires.

Les tribunaux, Les Dévalideuses n’en sont pas encore là. Difficile en tout cas de passer à côté de leurs revendications tant elles usent de formats variés pour faire retentir leur message. À la suite d’une marche organisée par Nous Toutes en 2018, où la question des violences contre les femmes PSH[2] n’avait pas été abordée, des participantes fondent ce collectif pour lutter contre la marginalisation des femmes handicapées au sein du mouvement féministe. « Il y a de plus en plus de PSH qui s’organisent pour travailler ensemble, témoigne Céline. Les valides ne sont pas à notre place, dans notre corps. » 

Avec ces approches sociétales, les questions de handicaps interpellent toute une société, ses valeurs, sa cohérence, sa définition des marges, sa verticalité. Sa capacité à inclure, et surtout à exclure, à interroger les normes et leur diktat. À évoluer, enfin.

 


[1] https://www.eveprogramme.com/40626/cest-quoi-le-validisme/

[2] Personnes en situation de handicap.