L’Homme préhistorique est aussi une femme.
par Marylène Patou Mathis
Marylène Patou-Mathis est préhistorienne et directrice de recherche au CNRS. Elle a été co-commissaire de l’exposition « Néandertal », qui s’est tenue au Musée de l’Homme (Paris) en 2018, et est aussi l’auteure du livre Neanderthal, publié aux Allary Éditions en janvier 2018. Son nouvel ouvrage, L’Homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes (Allary Éditions, octobre 2020), pose les bases d’une autre histoire des femmes, débarrassée des préjugés sexistes et plus proche de la réalité, en s’appuyant sur les dernières découvertes en préhistoire et l’analyse des idées reçues que véhicule, jusqu’à notre époque, la littérature savante des XIXe et XXe siècles.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’histoire de l’évolution de l’humanité est envisagée presque exclusivement du point de vue des hommes. À l’instar de certaines « races », les femmes n’auraient pas d’histoire propre, comme le postulaient les anthropologues évolutionnistes du XIXe siècle, qui classifiaient les humains en catégories inférieures et supérieures. Sur leur « échelle des êtres humains », elles sont au sein de chaque « race » toujours placées un cran plus bas que les hommes. C’est sur ce terreau que naît, au milieu du XIXe siècle et en Europe, la préhistoire en tant que discipline. Jusqu’au début des années 1950, l’étude de l’évolution humaine demeure une sphère intellectuelle investie essentiellement par des hommes.
La perception des défricheurs de la Préhistoire est modelée par leur environnement, celui d’une société occidentale héritière d’une tradition judéo-chrétienne et gréco-romaine dans laquelle les femmes sont perçues comme des êtres inférieurs. C’est précisément la période durant laquelle les discours médicaux se conjuguent avec les textes sacrés et religieux. Ainsi, à l’infériorité d’« ordre divin » qui frappe les femmes depuis des siècles, va s’ajouter une infériorité de « nature » car, pour ces médecins, les femmes ont une identité anatomique et physiologique qui leur confère des tempéraments et des fonctions spécifiques. À les en croire, elles seraient faibles physiquement, psychologiquement instables et intellectuellement inférieures aux hommes, moins douées pour les inventions, car moins créatives. Leurs textes vont servir d’alibi aux idéologies qui prônent l’exclusion des femmes des activités sociales et politiques et leur maintien au sein du foyer, les cantonnant ainsi aux tâches maternelles et domestiques. C’est dans ce contexte que s’élabore l’approche des premiers préhistoriens, qui vont calquer sur leur objet d’étude le modèle patriarcal de la répartition des rôles entre les sexes. Jusqu’aux années 1970, les biais théoriques et méthodologiques qui ont amené à identifier la reproduction comme fonction principale des femmes, outre le fait d’avoir abouti à une lecture parcellaire de l’art préhistorique et favorisé l’attribution d’une valeur genrée à certains objets et à certaines pratiques, sont à l’origine de la vision d’un rôle économique des femmes fondé sur la répartition sexuée des tâches. Sans aucune preuve tangible, les préhistoriens ont livré une représentation binaire des sociétés préhistoriques : des femmes faibles, dépendantes et passives, et des hommes forts, garants de la survie de leur communauté, et acteurs du « progrès » car inventeurs.
La réflexion engagée depuis une vingtaine d’années permet d’identifier les mécanismes qui prévalent dans l’interprétation des données archéologiques et de déconstruire les paradigmes à l’origine de l’invisibilité des femmes préhistoriques. Les nouvelles techniques d’analyse des vestiges, les récentes découvertes de fossiles humains et le développement de l’archéologie du genre ont remis en question nombre d’idées reçues sur ces femmes mais également l’existence d’un patriarcat « originel » et « naturel ». Aucune preuve n’exclut la participation des femmes aux activités économiques, sociales et culturelles, dans les sociétés préhistoriques. Plus nos connaissances sur ces communautés s’enrichissent, plus il s’avère que la hiérarchisation entre les genres ne repose que sur des préjugés et présupposés sexistes. Il est temps désormais d’envisager une complémentarité entre les deux sexes et non une domination de l’un par l’autre. Les femmes préhistoriques ont, comme les hommes, contribué à l’évolution de l’humanité.