Les tribunes

Titre Les tribunes
Quartier réservé par Jean-François Staszak et Raphaël Pieroni

Quartier réservé

par Jean-François Staszak et Raphaël Pieroni

Quartier réservé par Jean-François Staszak et Raphaël Pieroni

Jean-François Staszak et Raphaël Pieroni travaillent à l’Université de Genève. Spécialistes de géographie culturelle et politique, ils ont publié ensemble l’ouvrage Frontières en tous genres. Cloisonnement spatial et constructions identitaires (Presses universitaires de Rennes, 2017). Jean-François Staszak a participé aux deux ouvrages Sexualités, identité & corps colonisés, XVe siècle – XXIsiècle (CNRS Éditions, 2019) et Sexe, race & colonies (La Découverte, 2018), dirigés par le Groupe de recherche Achac. Raphaël Pieroni a, lui, participé à l’ouvrage La ville conflictuelle. Oppositions – Tensions – Négociations (Le Manuscrit, 2016) et s’apprête à publier Une ville la nuit. Géographie des politiques urbaines à Genève (Georg). Ensemble, ils publient Quartier réservé (Georg, 2020), un ouvrage qui nous transporte à Bousbir (quartier de Casablanca), dans la plus grande maison close à ciel ouvert du monde à l’époque coloniale. Au croisement de l’histoire coloniale et de la géographie urbaine, l’ouvrage raconte et donne à voir le passé et le présent de Bousbir au moyen de documents historiques et de photographies récentes. Il interroge l’articulation entre architecture et sexualité dans l’espace colonial, modernité et orientalisme, imaginaire exotique et violence de genre, de devoir de mémoire et nécessité de vivre en paix dans les lieux marqués par l’histoire.

Bousbir fut construit sur ordre de l’administration française en 1923 dans une optique d’hygiène urbaine. Le quartier, édifié dans un style pittoresque et oriental en périphérie de Casablanca, était censé répondre aux prétendus besoins des troupes coloniales. On voulait y contenir et encadrer ce « mal nécessaire » qu’était la prostitution, pour protéger les clients de maladies vénériennes et faire de Casablanca la vitrine de l’ordre colonial.

Environ douze mille femmes marocaines, très jeunes, ont vécu et officié à Bousbir, dans des conditions proches du travail forcé. En 1955, elles furent expulsées du quartier, où on logea des soldats marocains de retour de la guerre d’Indochine. Aujourd’hui, Bousbir est un quartier populaire, très aimé de ses habitants, mais où on ne parle guère du passé.

Bousbir matérialise et reproduit un imaginaire géographique des plus troubles. Ce lieu fut le décor où s’épanouirent les rêves érotiques et exotiques des clients, mais où les travailleuses du sexe endurèrent un vrai cauchemar.

Cet ouvrage collectif comporte un texte scientifique présentant l’histoire du quartier et de ses enjeux mémoriels, et deux corpus photographiques :  l’un réalisé par Denise Bellon en 1936, l’autre par Melita Vangelatou à la fin des années 2010. Le livre présente et donne à voir le quartier réservé de Casablanca à l’époque de son fonctionnement (1923-1954) et le paisible village urbain qu’il est ensuite devenu. L’ouvrage revient ainsi sur une des pages les plus noires de l’histoire coloniale, mais propose aussi des éléments pour réconcilier les habitant.e.s de Casablanca avec leur ville, et plus généralement les Français.e.s et les Marocain.ne.s avec leur histoire commune. Le soutien accordé au projet, d’une part par une fondation majeure du Royaume du Maroc, d’autre part par l’Institut français au Maroc, atteste que c’est aujourd’hui possible.

En se gardant de tout voyeurisme et en tentant de restituer la voix des travailleuses du sexe, le livre invite à réfléchir sur la violence institutionnelle dont elles ont été victimes en contexte colonial dans des quartiers réservés. Nous analysons ceux-ci en termes foucaldiens et saïdiens, comme des dispositifs hétérotopiques et panoptiques reflétant et reproduisant l’imaginaire orientaliste.

L’ouvrage accompagne une exposition à la Villa des Arts de Casablanca (programmée au printemps 2021) puis l’Université de Genève (automne 2021). Fruit d’une collaboration avec l’agence d’architecture marocaine Andaloussi, l’exposition de Casablanca répond à la nécessité de restituer auprès de la population la plus directement concernée les résultats d’un programme de recherche initié il y a une dizaine d’années. Elle tente de concilier le devoir de mémoire vis-à-vis des femmes qui furent exploitées à Bousbir et la prise en compte du point de vue et des intérêts de la population qui y vit aujourd’hui.