Une histoire mondiale des femmes photographes
par le Groupe de recherche Achac
Luce Lebart est historienne de la photographie, commissaire d’exposition et correspondante française pour Archive of Modern Conflict, la plus grande collection de photographies privées au monde. Ses recherches portent sur la photographie d’archive, l’histoire des techniques et les pratiques scientifiques et documentaires de l’image. Elle est notamment l’auteure de l’ouvrage Les grands photographes du XXe siècle (Larousse, 2017), et commissaire des expositions La saga des inventions (2019) et Le rouge et le noir (2020) aux Rencontres de la photographie d’Arles. Marie Robert est conservatrice en cheffe chargée de la photographie au Musée d’Orsay. Spécialiste de la place des femmes dans l’histoire de la photographie ainsi que des relations de la photographie aux autres médias, elle a réalisé une dizaine d’accrochages présentant la collection sous un angle socio-historique, dont le plus commenté reste sûrement celui de l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? (Musée de l’Orangerie, 2015). Elles co-dirigent aujourd’hui l’ouvrage collectif Une histoire mondiale des femmes photographes (Éditions Textuel, 2020), qui s’attache à faire connaître et à ancrer dans l’histoire le travail de 300 femmes photographes du monde entier.
« L'intrusion sérieuse de la femme dans l'art serait un désastre sans remède. Que deviendra-t-on quand des êtres […] aussi dépourvus du véritable don imaginatif, viendront apporter leur horrible jugeote artistique avec prétentions justifiées à l'appui ? » disait l’artiste Gustave Moreau à propos de sa collègue Marie Bashkirtseff au XIXe siècle. Traditionnellement en Occident, les femmes n’avaient pas droit de cité dans la profession artistique. Assignées à la sphère domestique, il était préférable qu’elles pratiquent en amateur la broderie ou l’aquarelle afin de réaliser des natures mortes, genre pictural le plus bas dans la hiérarchie de la peinture académique. A contrario, les genres les plus nobles, tels que la peinture d’histoire, étaient réservés aux hommes, considérés comme seuls détenteurs du génie créatif. Pourtant, de nombreuses femmes se sont affranchies de ces conceptions stéréotypées et ont participé, voire inauguré, des révolutions artistiques. En s’émancipant du carcan dans lequel on les contraignait et du rôle frivole de copiste qu’on leur imposait, elles n’ont cessé d’expérimenter, d’inventer et de créer, jusqu’à choquer parfois. Cela est particulièrement valable dans le domaine de la photographie, fortement marqué par la présence de femmes. Pourtant, au même titre que leurs consœurs dans le domaine des beaux-arts traditionnels, les femmes photographes n’ont pas été retenues par l’Histoire.
« Le mot ‘’histoire’’ a deux sens » affirme l’historienne Michelle Perrot : « ce qu’il se passe, et personne ne doute que les femmes y sont, et ce que l’on raconte, c’est-à-dire le récit, et du récit, les femmes étaient absentes. Parce que l’Histoire était surtout le récit des choses publiques, des guerres, des règnes, des créations ; et la vie dans laquelle était les femmes, le privé, le quotidien, cela ne comptait pas. Par conséquent, faire surgir les femmes de cet immense continent sombre, noir, voilà ce que nous avons voulu faire, les révéler. » Afin de transmettre les bases d’une histoire plus juste, Luce Lebart et Marie Robert ont donc décidé d’écrire un livre qui redonne une visibilité à ces artistes oubliées.
Celui-ci s’inscrit dans une tendance générale de reconnaissance des artistes de genre féminin, qui émerge aux États-Unis au début des années 1970, et qui s’affirme doucement en France depuis une dizaine d’années. Dans le domaine de la photographie, l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? 1839 à 1919, au Musée de l’Orangerie, mettait en avant, pour la première fois en 2015, le rôle central des femmes dans la photographie. S’en est suivie toute une série d’expositions et de publications monographiques, c’est-à-dire consacrées à une artiste en particulier, comme l’exposition Cindy Sherman qui a lieu en ce moment à la Fondation Louis Vuitton, ou collectives, comme le catalogue Femmes photographes paru le mois dernier chez Actes Sud (octobre 2020).
Pour autant, Une histoire mondiale des femmes photographes s’impose comme un ouvrage singulier et essentiel tant par sa démarche que par son contenu. Pour le constituer, Luce Lebart et Marie Robert ont fait appel à plus de 160 chercheuses de différents points du globe, qu’elles ont rencontré de fil en aiguille ; et qui elles-mêmes leur ont permis de découvrir des artistes qu’elles n’auraient pas pu connaître autrement. C’est donc un ouvrage résolument collaboratif qui présente 300 femmes photographes à travers le monde de l’origine de la photographie à la fin des années 1990 et représente ainsi le panorama le plus vaste jamais offert dans ce domaine. À ce titre, ce livre a valeur d’anthologie.
Pour chacune des photographes présentées, on trouve une notice de 150 mots, illustrée par une image. L’ouvrage suit un ordre de présentation chronologique selon la date de naissance des artistes et commence ainsi en 1799. Cinq portfolios présentant un dialogue entre des œuvres soigneusement choisies permettent d’aérer la lecture. Enfin, ce livre présente autant de photographes très connues telles que Diane Arbus, Hannah Höch, Dorothea Lange, Sophie Calle, Nan Goldin, Cindy Sherman, Marta Maria Perez Bravo, Angèle Etoundi Essamba, ou encore Zanele Muholi, que d’autres moins connues mais toutes aussi intéressantes. Il y a celles qui sillonnèrent le monde, comme Jane Dieulafoy qui documenta l’architecture perse, celles qui furent reporters de guerre comme Catherine Leroy et Semila Es, qui se rendirent, au Vietnam pour l’une, en Corée, au Rwanda et au Vietnam pour l’autre. On y trouve aussi les épouses d’artistes célèbres qui ont travaillé avec eux, tout en restant dans leur ombre, on peut notamment citer Gerda Taro, dont de nombreuses œuvres furent longtemps attribuées à son mari Robert Capa, ou encore Constance Talbot et Lucy Moholy Naguy. Il y a les pionnières, comme Felicia Ansah Abam, née en 1935 et considérée comme la première femme photographe professionnelle du Ghana et dont les œuvres ont été exposées en 2019 à la Biennale de Venise, ou comme Julia Margaret Cameron, née en 1815 à Calcutta et qui fut l’objet de railleries en utilisant le flou, alors qu’elle était en réalité la première à faire de la photographie un medium artistique.
En 504 pages, ce très beau livre d’art réalisé grâce au soutien des Rencontres d’Arles et du programme de Kering, Women in Motion, permet donc de traverser le temps, l’espace et une diversité de pratiques. Son approche chronologique restitue une histoire mondiale mais aussi des parcours individuels et en fait ainsi un ouvrage unique.
À écouter : Michelle Perrot, auteure de l'Histoire des femmes en Occident, dans l’émission « Une semaine en France », France Culture, 17 novembre 2017.