La mandragore
par Véronique de Lassus Saint-Geniès
Véronique de Lassus Saint-Geniès a travaillé comme scénariste pour le cinéma et la télévision. Dans ce roman, elle éclaire un pan mal connu de notre histoire : les Expositions coloniales et les « zoos humains ». Ces grands événements ont rencontré un succès phénoménal à travers toute l’Europe, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Pour ce faire, elle place le lecteur face au parcours de deux jeunes Guadeloupéens qui, confrontés à la mandragore, devront traiter du passé et du présent.
À partir du XVe siècle, les grands navigateurs racontent à l’Europe ébahie la découverte de territoires inconnus où fleurissent des plantes merveilleuses, où vivent des animaux fantastiques et des sauvages aux mœurs étranges. Pour convaincre les rois et les incrédules, Cortès, Colomb, Vasco de Gama exhibent les preuves rapportées de leurs périlleuses expéditions : des perroquets, des singes… et des hommes. Les premiers de ceux qui, arrachés à leur vie, à leur famille, disparaîtront en Espagne, au Portugal, en France après avoir été examinés par les curieux et étudiés par les savants de la même manière que les animaux des cargaisons.
Ce type de capture brutale se poursuit à travers les siècles pour satisfaire la curiosité des puissants et répondre au besoin scientifique croissant de classer le vivant par catégorie. Ainsi en 1573, dans Des monstres et prodiges, Ambroise Paré présente côte à côte girafes, licornes et éléphants, mais aussi hermaphrodites et siamois… Qui sait si quelques « sauvages » ne rentrent pas aussi dans cette nomenclature, car « le coupeur de tête » tatoué et « l’homme léopard » (atteint de vitiligo qui crée une pigmentation irrégulière) rejoindront « la femme à barbe » et « le géant » dans ce qui deviendra un business extrêmement lucratif au XIXe siècle pour P.T. Barnum aux États-Unis.
Avec l’expansion des colonies et la volonté de promouvoir leurs richesses, le XIXe siècle voit se développer une nouvelle forme de spectacle « pédagogique » destiné au grand public : le « zoo humain ». Dans ces grandes expositions, on peut voir « des indigènes » de tous pays, dans leur cadre habituel reconstitué, se livrer à leur artisanat, à leurs danses tribales exotiques ou effrayantes. Des familles entières parquées dans des enclos, dévêtues ou déguisées pour répondre à l’attente des visiteurs qui achèteront des cartes postales en souvenir et se réjouiront d’apporter la civilisation à ces « sauvages » !
Mais comment ces familles sont-elles arrivées là ? Ont-elles seulement compris ce qui les attendait avant de se retrouver derrière un grillage au Jardin d’Acclimatation à Paris ? Combien de ces déracinés ont pu rentrer dans leur pays d’origine, et au prix de quelles souffrances ? On peut affirmer, par les photographies prises de certains de ces groupes qui diminuent au fur et à mesure des pérégrinations à travers l’Europe, que la mortalité y était importante. Mal nourris, pas assez vêtus pour supporter le froid, privés de soins et de confort, sans oublier le stress d’être exhibés.
Le décès des êtres humains exploités met-il fin à la souffrance qu’ils ont vécue, ou peut-on considérer, comme je l’ai fait dans mon roman La mandragore, que cette souffrance crie à travers le temps et l’espace jusqu’à nous ?
J’ai voulu raconter le parcours de deux jeunes Guadeloupéens pris au piège de la grande Exposition coloniale de 1907 à Paris, personnages de fiction inspirés d’éléments réels, dont le destin tragique va amener un couple contemporain sans histoire à remettre toute sa vie en question. C’est la mandragore, plante dangereuse, emblématique des romantiques allemands, Tieck, Von Arnim, Hoffmann… qui fait le lien entre le passé et le présent. L’ennui d’Olivier et les frustrations de Marianne l’attirent dans leur jardin, elle emplit leurs songes de la vision des jeunes amants antillais et leur apporte une réussite sociale qui les fragilise. Olivier ne reconnaît plus la frontière entre réel et imaginaire. Quel prix sont-ils prêts à payer l’un et l’autre pour vivre leurs rêves ?
Un roman haletant sous une apparence lisse, comme le cadre feutré d’une banlieue paisible cache des frustrations et des haines qui éclatent au grand jour à mesure que les personnages repoussent leurs propres limites jusqu’à se perdre. Une écriture très visuelle avec des références cinématographiques à Curse of the Demon (1957) de Jacques Tourneur et Américan Beauty (1999) de Sam Mendes.