La Casa d’Italia de Marseille. Fenêtres sur une troisième Rome
Par Stéphane Mourlane, Alessandro Gallicchio et Agnès Maury
En octobre-décembre 2020, à l’occasion de la Biennale Manifesta 13 Marseille-Les Parallèles du Sud, l’exposition « Rue d’Alger » a proposé au travers d’un dialogue entre art contemporain et recherches historiques de réinterpréter les éléments urbains marseillais renvoyant aux histoires coloniales tout en questionnant la propagande du rêve expansionniste et impérial de l’Italie fasciste. Cette exposition s’est déroulée à l’Institut culturel italien de Marseille, dont le siège composait avec celui du Consulat général d’Italie « la Casa d’Italia » dans les années 1930. L’histoire méconnue de ce lieu est au centre du film-enquête proposé par l’UMR TELEMMe d’Aix-Marseille Université et réalisé par Agnès Maury. Stéphane Mourlane, historien spécialiste de l’histoire de l’émigration italienne, en particulier dans le Sud-Est de la France, et Alessandro Gallicchio, historien de l’art qui s’intéresse aux rapports entre art, architecture et espace urbain dans les Balkans et en Méditerranée, croisent leurs regards sur ce patrimoine « dissonant ». Ils posent ainsi une question centrale : quelle place doit-on accorder aujourd’hui aux traces du fascisme ?
On trouve des Case d’Italia, des Maisons d’Italie, partout où sont installés dans le monde des émigrés italiens. Ce sont des institutions du régime de Mussolini à l’étranger qui regroupent sous un même toit l’administration consulaire, le siège du parti et des organisations fascistes. La Casa d’Italia de Marseille, inaugurée en 1935 dans une ville où résident 120.000 immigrés italiens, est la seule à être construite en France dans les années 1930 selon une architecture rationaliste et monumentale exportant les codes et les symboles du régime.
Destinées à encadrer l’importante communauté des « Italiens à l’étranger » (9,2 millions de personnes en 1927), les Case d’Italia constituent un instrument essentiel de la propagande fasciste et du projet totalitaire de Mussolini. À Marseille, à côté du consulat et de la Chambre de commerce, toutes les organisations fascistes y siègent : le fascio, les organisations de jeunesses (Ballila et Piccole Italiane) ou encore le Dopolavoro en charge pendant le temps libre de « l'élévation morale et physique du peuple, à travers le sport, les excursions, le tourisme, l'éducation artistique, la culture populaire, l'assistance sociale, l'hygiène, la santé et le perfectionnement professionnel ». Elle accueille également les associations d’anciens combattants, la Société de bienfaisance et la Société Dante Alghieri dont la bibliothèque est alimentée depuis Rome. Elle dispose d’un asile pour les jeunes enfants, d’une école élémentaire, d’un gymnase, d’un dispensaire de la Croix-Rouge, d’une chapelle, d’un réfectoire et d’un théâtre.
La Casa d’Italia est un « oasis d’italianité » selon la propagande ainsi qu’un pôle de rayonnement de l’idéologie impériale fasciste. Pour le Duce, l’Italie ne doit plus envoyer de migrants dans le monde mais exporter, désormais, le « génie glorieux de sa race ».
Dans le film, tourné entre Marseille et Rome, les historiens Stéphane Mourlane et Alessandro Gallicchio dévoilent ces manifestations de l’idéologie impériale fasciste au sein de la Casa d’Italia de Marseille. Dans ce complexe architectural de plus de 4000 m2, la plupart des traces ont aujourd’hui disparu et seules les archives permettent de les restituer. Ainsi en est-il sur les murs de la cour des « fresques et allégories sur le mur que relient entre elles les différentes constructions [qui] évoquent les gloires et les splendeurs de la Rome des Césars ainsi que des images significatives de la puissance civilisatrice du siècle de Mussolini » décrites par la presse et que des photographies permettent d’entrevoir. Elles sont l’œuvre d’Angelo Della Torre, un des artistes qui a contribué au décor de la grande exposition de la Révolution fasciste à Rome en 1932. Della Torre a aussi décoré les murs de la chapelle de la Casa d’Italia d’un cycle décoratif glorifiant la figure de Mussolini, placé au-dessus de l’autel et entouré d’un ensemble pyramidal de symboles de l’antiquité, éléments qui confirment le caractère religieux de la représentation du Duce. Le Duce est également présent sur le mur de droite, à cheval, pendant l’inauguration du Viale dell’Impero à Rome en 1932, où il marche sous les auspices de Jules César comme le bâtisseur d’une troisième Rome fasciste, dont les modèles urbains sont l’obélisque du Foro Italico et l’Université de La Sapienza. Son héroïsation et sa déification permettent de justifier la puissance de l’« homme nouveau», à l’origine de l’Empire italien du XXe siècle. La déclaration de l’expansionnisme fasciste, prononcée lors de l’annexion de l’Éthiopie en mai 1936, est reproduite sur le même mur en caractères romains, selon la graphie des inscriptions lapidaires de la Rome antique, et confère ainsi un rôle idéologique à ces images.
Les scènes du film tournées à Rome permettent aux historiens non seulement de donner à voir leur travail dans les archives, mais aussi d’établir les correspondances qui donnent toute sa signification à la Casa d’Italia de Marseille.
Cette glorification constante de la grandeur impériale de l’Italie fasciste se retrouve dans la programmation culturelle ainsi qu’au sein de l’école de la Casa d’Italia. Elle est aussi au centre du dispositif cérémoniel qui fait de la Casa d’Italia un « temple de la liturgie fasciste ». Aux grandes dates de l’histoire nationale (le Statuto le 4 juin, l’entrée dans la Première Guerre mondiale le 23 mai, l’armistice le 4 novembre) se mêlent les commémorations du régime fasciste et de sa vocation impériale : la création des faisceaux le 23 mars, la marche sur Rome, le 28 octobre, la fondation de Rome le 21 avril et la proclamation de l’Empire le 9 mai – à partir de 1937.
En conclusion du film, la Casa d’Italia est un lieu de mémoire, d’une mémoire encombrante alors qu’en Italie, l’héritage monumental légué par le fascisme interroge dans un contexte politique de reconsidération de l’expérience fasciste. Mémoire faible, édulcorée et indulgente, soulignent certains face à des entreprises de valorisation ou de restauration de ce patrimoine dissonant. Comment coexister avec ce passé ? Quelle place doit-on lui accorder ? Doit-on réduire, révéler, réutiliser, recycler, censurer ou détruire ?
À Marseille, les stigmates fascistes les plus visibles sont effacés. Demeure un important pôle d’italianité, dépouillée de toute dimension idéologique, ainsi qu’une empreinte de l’immigration italienne d’hier… et d’aujourd’hui comme en témoignent, par exemple, les rassemblements dans la cour, pour suivre sur grand écran les exploits de la Nazionale lors du récent Euro de football.