Françoise Héritier, le goût des autres
Par Laure Adler
Laure Adler est journaliste, biographe essayiste, éditrice et productrice à France Inter. Profondément engagée pour la cause des femmes, elle est l’auteure de plusieurs biographies consacrées à des grandes figures féminines et féministes. Dans l’ouvrage Françoise Héritier, le goût des autres (Albin Michel, 2022), elle retrace la vie et l’œuvre de la brillante anthropologue et ethnologue qui n’a cessé de déconstruire les idées reçues sur le masculin et le féminin et de lutter contre toutes les formes d’oppression. Françoise Héritier s’est aussi particulièrement intéressée à l’Afrique, dont l’étude occupe une partie très importante de ses travaux et recherches. Dans cette tribune, le Groupe de recherche Achac propose une sélection de passages de l’ouvrage consacrés aux liens et travaux qui unissent Françoise Héritier au continent.
Ces extraits sont issue des Chapitre 6 “Afrique mon amour, épisode I” ; Chapitre 7 “Retour en France : la galère” ; Chapitre 8 “Mariage à Tougan” ; et enfin le Chapitre 9 sur “L’ombre de la guerre d’Algérie”.
P.46 « […] elle largue l’histoire, pour “entrer” en ethnologie. Tous deux [avec Michel Izard] sont des aventuriers de l’ailleurs. Tous deux ont envie de couper les ponts avec l’Occident. Tous deux ont envie d’accomplir ce désir de comprendre l’Autre. »
P.48 « Françoise choisit de se “décentrer”. En abandonnant l’histoire déjà écrite au profit de la rencontre avec l’Autre, elle accomplit un saut dans le vide par rapport à son éducation, sa famille, et tout ce à quoi elle s’était plutôt résignée à être sans le désirer : une mère au foyer. »
P.52 « Noces avec l’Afrique dès les premières minutes pour Françoise qui, sourire aux lèvres, aimait raconter qu’elle s’était sentie là où elle devait être, à sa place naturelle. Comme une évidence, une certitude aussi. Françoise l’Africaine qui ne reniera jamais l’amour fou et constant qu’elle éprouvera pour ce continent. Juste avant de mourir, soixante ans après son premier voyage en Afrique, elle confiera à Annick Cojean, journaliste au Monde : “J’ai su instantanément que j’avais trouvé ma voie.” »
P.54 « Levés très tôt, elle et Michel partent faire des relevés de terrain et se livrent à des enquêtes ethnographiques. [...]Françoise et Michel, s’ils n’ont pas milité dans les cercles indépendantistes des étudiants africains à Paris, se vivent cependant comme des anticolonialistes. » P.56 « Ils vont vite se heurter à ceux qu’on a longtemps nommés en Afrique les “petits Blancs”, ceux qui assoient leur pouvoir sur l’administration coloniale, ceux qui méprisent les autochtones qu’ils tutoient systématiquement, sans se cacher du racisme qui les habite, et qui viennent en Afrique “faire du franc CFA” ».
P.60 « Lévi-Strauss pose les bases d’une nouvelle conception du monde, et Françoise et Michel sont aux avant-postes de ce mouvement en train de se créer sous leurs yeux et avec eux. Car il ne s’agit pas – ni pour Françoise ni pour Michel – de faire de l’ethnologie à l’ancienne, comme le firent Marcel Griaule ou Alfred Métraux, mais bien d’inventer une nouvelle science qui, à partir de données collectées dans le monde entier, pourra découvrir les structures universelles au fondement de toute société et mettre en évidence des appareils cognitifs anciens. »
P.66 « Blanche parmi des Noirs, Germaine vit comme une Blanche. Françoise, elle, choisira de vivre comme les femmes des villages où elle décide d’habiter. Affaire de génération sans doute, affaire de statut social, affaire de changement de perception d’une Afrique qui devient indépendante, affaire de caractère et de tempérament aussi : Françoise est d’une nature empathique, sociable, aimante, bienveillante. »
P.67 « L’Afrique devient son continent : par le cœur, par la peau, à la vie, à la mort. De ce continent, elle attend d’être transformée, épanouie, accomplie. » P.69 « Françoise, elle, tombera amoureuse – terme que j’emploie à dessein – des Samo, en un pays distant de plusieurs centaines de kilomètres, où elle s’installera pour une bonne dizaine d’années. Coup de foudre ? Oui, elle en fera son refuge. C’est là où elle se sentira le mieux, en affinité avec les personnes qu’elle va côtoyer, et avec qui elle va travailler, et qui demeureront des amis jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoignent les lettres qu’elle leur adressa jusqu’à son dernier souffle. »
P.77 « Françoise souscrit à cette définition de l’ethnologie comme “science interstitielle”. L’ethnologie n’est pas la description du sauvage ni l’étude du lointain, mais une méthode contemporaine pour rendre intelligible le chaos des faits sociaux, trouver l’ordre sous le désordre et tenter de mettre au jour les mécanismes universels de la pensée. »